Je reprends ici, avec quelques coupes, le texte dont je me suis servi hier pour introduire les Assises professionnelles de l’édition, qui se tenaient au Salon du Livre et qui avaient pour thème : le livre illustré, de la page à l’écran.
Je voudrais aussi attirer l’attention sur ce billet d’Olivier Ertzscheid, qui a un drôle de titre, dont je n’aime pas du tout la première partie (on n’en peut plus des « de quoi [truc] est il le nom ? » et adore la seconde, cette très jolie idée d’ »enluminure du code »… Vous ne trouverez probablement que peu de parentés entre la réflexion très articulée d’Olivier et la tentative de mise à plat assez factuelle qui suit, et pourtant il y a bien une relation, car ce qu’on met derrière le mot « page » est au cœur, je crois, de l’évolution des métiers de l’édition.
Le numérique, ça concerne des éditeurs de toutes sortes…
Les débats autour du livre numérique ont tendance à se focaliser sur la littérature générale, et le plus souvent sur des publications comportant principalement du texte. Cela s’explique par le fait que la littérature générale est le secteur le plus emblématique de l’édition. Le sens commun associe bien souvent le métier d’éditeur à celui d’éditeur de littérature.
C’est aussi parce que les premiers terminaux de lecture mobile à se généraliser ont été, après les assistants personnels du tout début, soit des liseuses, soit des smartphones. La technologie des liseuses, utilisant l’encre électronique, offre un confort de lecture certain pour le texte, mais leur écran prive les images de couleur, alors que le smartphone qui restitue la couleur enferme l’image dans un écran de dimension réduite.
L’arrivée des tablettes tactiles change la donne : la consultation de contenus sur un écran de taille raisonnable ouvre la voie à la lecture / consultation de livres dans lesquels l’image sous toute ses formes est partie intégrante du contenu éditorial. Cette expérience était jusqu’à présent limitée aux lectures s’effectuant devant l’écran d’un ordinateur. Elle peut désormais s’étendre aux lectures nomades, aux lectures en position détendue.
Les tablettes ne sont pas seulement des outils qui rendent agréable la consultation d’ouvrages richement illustrés. Elles permettent également la consultation d’éléments audio-visuels et l’ajout de séquences interactives. Elles autorisent des modes de navigation à travers un contenu éditorial qui s’affranchit progressivement de l’imitation du livre imprimé.
À ces dispositifs de lecture, il faut en ajouter un, qui s’installe progressivement dans les salles de classe, le tableau blanc interactif, qui a en commun avec les tablettes sa dimension tactile. Le tableau blanc interactif n’est pas une surface passive sur laquelle vient s’agrandir l’image affichée sur l’écran d’un PC. L’enseignant ou l’élève interagit directement à l’écran avec les éléments affichés.
Livres scolaires, livres pratiques, beaux livres, albums jeunesse, documentaires, les productions de tous les secteurs éditoriaux sont aujourd’hui susceptibles d’être feuilletés, lus, examinés, parcourus, regardés, consultés sur des terminaux électroniques.
Livres enrichis ou augmentés et applications
Tous ces dispositifs ouvrent aux auteurs et aux éditeurs un champ de possibilités qu’ils commencent à explorer, et ces explorations s’effectuent aujourd’hui selon deux axes distincts : d’une part, celui des livres numériques dits enrichis ou augmentés, d’autre part, celui des applications.
Les livres numériques enrichis ou augmentés demeurent dans l’univers du livre. Ils continuent de proposer une expérience de lecture héritée du monde de l’imprimé, et font voisiner, sur des écrans qui persistent à simuler une page, textes et images fixes avec des sons, des images animées, des vidéos. Ils demeurent aussi dans cet univers par leur format, généralement le format EPUB dont la prochaine version autorisera des publications plus complexes que la version actuelle, ainsi que par leur mode de commercialisation via les librairies en ligne.
Les applications, elles, s’éloignent de cet univers. À l’écart des librairies en ligne, elles sont disponibles sur les « app stores » (apparemment, Apple ne considère pas qu’il s’agit là d’un nom commun puisque la firme poursuit Amazon qui souhaite l’utiliser….) et elles s’y mêlent avec quantité d’autres contenus, jeux, services, outils. Même si elles peuvent proposer du texte, elles présentent des fonctionnalités et offrent des services qui les éloignent du monde traditionnel du livre imprimé.
Concevoir une application, c’est abandonner des réflexes de conception articulés autour du chemin de fer et de la double-page. C’est penser l’écran comme une surface active susceptible de convoquer différents contenus selon des règles à inventer. C’est découvrir ce que permet le code et imaginer ce que l’on va pouvoir lui demander. C’est apprivoiser l’ergonomie, les concepts d’interface et de navigation. C’est découvrir la puissance des bases de données, réfléchir aux modes pertinents d’interaction avec l’utilisateur. C’est aussi, en permanence, centrer la conception autour de l’utilisateur, tester et tester encore chaque idée, pour réussir à produire des applications agréables et faciles à utiliser.
Nouveaux défis pour les éditeurs
En s’éloignant ainsi du monde de l’imprimé, l’éditeur entre en compétition avec d’autres acteurs désireux de capter l’attention du public, parfois le même public, parfois sur des thématiques identiques. Dans certains cas, l’éditeur est aussi en compétition avec des produits constitués par du contenu généré par les utilisateurs. Cette situation est la conséquence de la généralisation des usages du web, qui bouleverse en profondeur la relation de ses utilisateurs avec l’ensemble des médias. Cette production immense de contenus, ce flux incessant de textes, d’images, de vidéos, partagés sur les blogs et les réseaux sociaux est à la fois perturbante et stimulante.
Perturbante, car en mettant à la portée de chacun le geste de publication autrefois réservé aux professionnels, elle fait vaciller les prérogatives anciennes de nombreux acteurs du monde de l’information et de la création, journalistes, auteurs, éditeurs, photographes.
Stimulante, car elle dessine de nouvelles configurations, de nouveaux modes de repérage et de recommandation, de nouvelles formes d’intermédiation, que les éditeurs ne peuvent balayer et ignorer, mais parmi lesquelles ils doivent réinventer leur métier.
Publier est de plus en plus simple. Conquérir l’attention, beaucoup moins.
L’obstacle matériel de la reproduction en nombre et de l’acheminement des multiples exemplaires vers le plus grand nombre possible de points de vente a fait de l’éditeur un acteur incontournable à qui souhaitait diffuser une œuvre de l’esprit auprès d’un vaste public. Cet obstacle demeure pour l’ensemble de la production imprimée, qui constitue encore aujourd’hui la principale activité des éditeurs.
Dans l’ordre du numérique, la reproduction et l’acheminement ne présentent pas aujourd’hui le même type de difficulté. Si la distribution numérique d’un grand nombre de références en différents formats vers une multiplicité de canaux de vente nécessite bien sûr des infrastructures sophistiquées et des savoir-faire particuliers, publier est aujourd’hui à la portée de chacun. Cependant la disponibilité de l’offre ne suffit pas : il faut encore obtenir pour ces objets éditoriaux, livres numériques ou applications, la visibilité qui permettra à leurs lecteurs de les trouver et des les distinguer dans le flux incessant d’objets numériques déversés à chaque seconde sur le web.
Cette visibilité s’obtient en menant de front plusieurs stratégies, qui toutes visent à permettre la rencontre entre un titre et ses lecteurs ou utilisateurs potentiels.
La première, c’est de veiller à la qualité des métadonnées. Quels que soient les revendeurs, ceux-ci doivent disposer, pour mettre en avant nos catalogues, présenter les livres, en autoriser la découverte, de métadonnées de qualité. Au sein de la commission numérique du SNE, un groupe de travail intitulé Normes et Standards, travaille exclusivement sur ces questions, et ses travaux ont fait l’objet d’une restitution lors d’un atelier public le premier mars.
La seconde, c’est la présence en ligne des différents acteurs : auteurs, éditeurs, libraires, bibliothécaires, et leur capacité à prendre place parmi les échanges en ligne que les réseaux sociaux ont banalisés. Les lecteurs changent, leur relation à la lecture évolue, les lecteurs sont aussi des contributeurs, des critiques, des prescripteurs, des interlocuteurs. Cette proximité soudaine du lecteur est une chance formidable pour le monde du livre.
On le voit, entrer dans l’ère du numérique, ce n’est pas seulement numériser les livres, mais, d’une certaine manière, numériser nos savoir-faire, entrer dans des logiques nouvelles, réinventer nos pratiques.