Goodreads, Amazon, et le « digital labor »

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L’achat du réseau social dédié à la lecture Goodreads par Amazon a suscité toute la semaine de nombreuses réactions, pas mal de supputations sur le prix payé par Amazon, et de nombreuses questions.

Pour ceux qui ne connaissaient pas Goodreads, il s’agit d’une sorte de Babelio, mais américain. Et pour vous qui ne connaissez pas Babelio, en quelques mots, il s’agit d’un réseau social de lecteurs : chacun peut y cataloguer, commenter, citer, taguer les livres qu’il a lus, et consulter les critiques des autres lecteurs, découvrir des lecteurs possédant des bibliothèques ressemblant à la sienne. J’avais écrit, lors de l’ouverture de Babelio, un long billet à l’occasion de la saisie d’une partie de ma bibliothèque

Depuis, je suis de près la progression de Babelio, avec qui de nombreux éditeurs travaillent. Régulièrement, des opérations permettent aux utilisateurs du site de recevoir des titres envoyés par leur éditeur, en échange d’une chronique. Et Babelio fait également un travail important avec les métadonnées, faisant converger vers ses pages tout ce qui peut être trouvé sur le web qui va documenter les livres et les auteurs catalogués sur le site : vidéos, interviews, articles de presse.

J’ai entendu récemment la directrice d’une collection de littérature réputée dénigrer Babelio. « Pensez-vous, des critiques écrites pas les gens, par n’importe qui, des « j’aime-j’aime pas », c’est vraiment affreux… » Elle m’a semblée aussi pompeuse que ce jeune étudiant interviewé pour le journal télévisé au moment du lancement des premiers livres de poche…

Non seulement « les gens » lisent, mais voilà qu’ils écrivent à propos de leurs lectures, comment osent-ils ?

Une réflexion critique émerge, d’une toute autre nature, concernant les sites comme Goodreads, Babelio, Shelfary ou LibraryThing, par exemple chez Lisa Nakamura professeur au département Culture Américaine et au Département Cultures et arts de l’écran à l’université Ann Arbor (Michigan) :

 » Goodreads transforme le lecteur en travailleur, en producteur de contenu, et en cela il confie le travail de la lecture et de la mise en réseau à la foule. Dans les temps anciens du livre imprimé, les livres coûtaient quelque chose, et parler des livres avec des amis était gratuit. Aujourd’hui, les livres sont gratuits sur Google Books et Internet Archive et, à la grande consternation des éditeurs, sur les réseaux comme Pirate Bay ou Media Fire, mais nous payons pour constituer des communités de lecteurs comme Goodreads. Nous payons avec notre attention, notre capital de lecture, nos LOLS, nos classements, nos conversations, nos remarques sur le récit les personnages ou la tradition littéraire. »

Antonio A. Casilli reprend et explicite sur son blog la notion de « digital labor », et on y accède aussi au podcast d’un Place de la Toile dédié à ce sujet, dont il était l’invité. Cette notion de « travail gratuit » réalisé par les utilisateurs de nombre de sites de médias sociaux est centrale dans le très intéressant rapport dit Colin et Collin, dont le titre n’encourage guère le profane à la lecture : « Mission d’expertise sur la fiscalité de l’économie numérique ». C’est un billet de Christian Fauré – billet critique – qui m’a fait dépasser le petit blocage lié au titre, et je n’ai pas regretté cette lecture. Il est dit notamment, comme en écho avec le passage cité de Lisa Nakamura :

« La collecte des données révèle le phénomène du « travail gratuit ». Dans l’économie numérique, tout laisse des traces. Du fait du suivi régulier et systématique de leur activité en ligne, les données des utilisateurs d’applications sont collectées sans contrepartie monétaire. Les utilisateurs, bénéficiaires d’un service rendu, deviennent ainsi des quasi-collaborateurs, bénévoles, des entreprises. Collectées, stockées et traitées pour être intégrées en temps réel à la chaîne de production, les données issues de leur travail gratuit contribuent à brouiller la frontière entre production et consommation. Attirés par la qualité des interfaces et les effets de réseau, les utilisateurs deviennent, à travers ces données, des auxiliaires de le production et créent une valeur générant des bénéfices sur les différentes faces des modèles d’affaires »

Le brusque rachat de Goodreads par Amazon fonctionne, à l’instar de l’arrêt annoncé de Google Reader, comme un rappel à l’ordre. L’utilisateur qui a catalogué sa bibliothèque, s’est lancé dans de longues conversations en ligne, a enrichi Goodreads de centaines de chroniques, vaguement conscient de contribuer à créer une puissante communauté, s’aperçoit qu’il va désormais renforcer, par ses contributions, non plus une sympathique start-up, toujours prête à partager ses données, mais l’un des 5 méga-entreprises qui se partagent la possession de nos vies numériques : Amazon (les quatre autres étant Google, Facebook, Apple et Microsoft).
Quant au malheureux (ou la malheureuse comme moi… ) qui faisait confiance à Google Reader, il/elle va devoir lui trouver d’ici juin un successeur, mais demeurera troublé(e) : n’importe lequel des services qu’il/elle utilise au quotidien, qui font partie de son environnement de travail, peut disparaitre, sans recours possible.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce rachat, qui confirme une fois de plus une évolution extrêmement rapide de l’écosystème du livre depuis l’avènement du web, évolution qui va bien au delà de l’apparition du livre numérique, mais peut toucher tous nos livres et toutes nos lectures : la manière dont nous les trouvons, les choisissons, dont nous les achetons, dont nous en parlons. Une industrialisation qui inclut le lecteur, engagé volontaire dans un processus dont il n’a le plus souvent qu’une idée vague. Si ce rachat éclaircira les idées de quelques uns, il donne surtout à Amazon une nouvelle fois quelques longueurs d’avance sur ses compétiteurs. Des longueurs dont personne, vraiment personne n’avait besoin.

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