Nicolas Morin, dans un billet sur IDBOOX, oppose curieusement le format EPUB aux apps et au web, raillant (gentiment) les éditeurs qui fétichiseraient l’EPUB, et leur faisant (un peu) la leçon. Alors je monte au tableau, voilà, et je commente…
Si nombre d’éditeurs défendent aussi ardemment le format EPUB, ce n’est pourtant pas en l’opposant aux apps ou au web, c’est vis à vis de formats proches de l’EPUB, mais propriétaires, notamment le format .mobi, lisible sur les terminaux ou via les applications de lecture d’un seul revendeur.
Les éditeurs ne se contentent pas de défendre le format EPUB, beaucoup contribuent activement à le développer, à travers l’IDPF et à en fortifier l’environnement de lecture, via la fondation Readium. Cet engagement se traduit par des actions concrètes, en vue d’inventer et d’améliorer sans cesse un écosystème du livre numérique ouvert, interopérable, et accessible.
La tenue prochaine à New-York d’un hackathon co-organisé par la New-York Public Library et la fondation Readium témoigne de cette vitalité et de cette ouverture.
Dans ce format EPUB sont aujourd’hui proposés des centaines de milliers de titres, autrefois disponibles uniquement au format imprimé, aux lecteurs qui, de plus en plus nombreux, souhaitent lire en numérique. La question n’est pas tant de « répliquer la chaîne du livre » que de mettre à disposition des lecteurs, en version numérique, les livres. Qu’attend un lecteur qui s’est équipé d’une liseuse ou d’une tablette ? Ou celui qui aime lire sur son smartphone ? Dans la plupart des cas il compte fermement sur la disponibilité en version numérique des livres qui paraissent également en version imprimée, ou sont déjà parus, le mois dernier, l’an dernier ou il y a dix, quinze ou cent cinquante ans, il s’attend à pouvoir choisir dans un catalogue numérique qui ne doit rien avoir à envier au catalogue de livres imprimés.
Même si de nouvelles expériences de lecture sont bien évidemment possibles, même si des catalogues 100% numériques se créent progressivement, qu’il s’agisse d’œuvres nativement numériques, ou du passage en numérique de textes qui revisitent cette expérience, le défi initial pour les éditeurs traditionnels en ce qui concerne les livres numériques est donc plutôt modeste : il s’agit de faire exister les livres sur le web, et que ceux-ci demeurent des livres, avec bien sûr un écart vis à vis de la version imprimée qui provient de ce passage au numérique. Ce passage n’est pas indifférent, il n’est pas neutre, il n’est pas sans incidence. Mais la construction d’un espace des livres spécifique sur le web passe par le fait de veiller plutôt à la proximité avec les livres imprimés qu’à l’écart avec ceux-ci. Ce n’est pas « anti-innovation », c’est simplement la volonté de faire exister aussi en numérique ce que les lecteurs aiment des livres. Cela implique d’ailleurs beaucoup d’innovation, et ne convoque pas nécessairement le skeuomorphisme. Nul ne peut prédire à coup sûr la solidité ni la durée de cet espace spécifique des livres numériques en construction, mais pourquoi reprocher aux éditeurs de s’être concentrés en premier lieu sur ce défi ?
Que n’a-t-on entendu à propos des majors de la musique qui ont tant tardé à numériser leurs catalogues ! Et maintenant, on va reprocher aux éditeurs de numériser les leurs ? Une double injonction, en forme de double contrainte: « Numérise, éditeur, mais surtout, ne numérise pas ! ». Numériser, quel manque d’inspiration, c’est faire juste un simple et bête livre numérique qui ressemble au livre papier qu’on lit du début jusqu’à la fin avec même pas de vidéo et d’animations et de sons et d’interactivité dedans, trop bêtes ces éditeurs, ils ne voient pas, alors que les jeunes (les digitalnativzz) le voient, que les bibliothécaires, les enseignants, les touristes, les pompistes, les dentistes le voient (même ma maman le voit), qu’avec le numérique on peut faire tellement tellement plus de choses oh là là…
Il n’y a pas lieu de s’étonner que le format EPUB, et la référence au livre imprimé, ne soulèvent généralement que peu d’enthousiasme chez un éditeur pure-player. Il n’a pas de fonds à numériser, il n’est pas tenu de publier (ni de promouvoir) simultanément deux versions de toutes ses nouveautés, l’une imprimée, l’autre numérique. Que lui importe (sur le plan économique) que les ventes de livres numériques se concentrent in fine chez deux ou trois acteurs mondiaux, et que les libraires en viennent à fermer les uns après les autres ? Cela préoccupe énormément les éditeurs traditionnels qui, eux, publient dans les deux formats, imprimé et numérique, travaillent et veulent continuer de travailler avec un grand nombre de libraires de toutes sortes et de toutes tailles, pour leurs livres imprimés comme pour leurs versions numériques.
Tous les livres n’ont pas le même destin numérique, et le format EPUB sert convenablement la plus grande partie des objets éditoriaux que les lecteurs numériques achètent aujourd’hui. EPUB3 permet déjà, et permettra bientôt sur un plus grand nombre de terminaux, d’ajouter des types de livres à la mise en page plus complexe, avec éventuellement des éléments multimédia ou de l’interactivité, et d’améliorer l’accessibilité. Partout dans le monde se développe la lecture de livres numériques, à des rythmes variables selon les contextes locaux. Ce développement ne se construit pas principalement pour le moment autour des livres-applications, ni autour des livres-sur-le-web. Il se construit autour d’artefacts du livre imprimé. Ce n’est ni bien, ni mal. C’est ainsi.
En tant que pure-player, vous pouvez choisir très librement la proximité avec le modèle du livre imprimé que vous souhaitez donner aux objets que vous allez publier. Vous pouvez l’oublier. Vous pouvez aussi devenir des experts de l’EPUB, et choisir de proposer aussi vos livres numériques en impression à la demande, (et dans ce cas le libraire deviendra votre ami…) ou bien explorer des territoires différents, à la frontière avec le jeu vidéo, l’art numérique ou l’audio-visuel. Vous pouvez pousser le web dans ses retranchements, subvertir les réseaux sociaux, détecter des auteurs-codeurs, pratiquer le crowd-funding, et même essayer de livrer vos exemplaires en POD par drone. Vous pouvez innover, foncer, hacker, inventer. Vous avez de meilleures idées que les éditeurs ? Bravo. Réalisez-les. Ne demandez pas la permission. Si une forme réellement nouvelle et pertinente apparaît, si un meilleur dispositif surgit, ils finiront par l’emporter.
Mais pourquoi vous étonner que des maisons d’édition qui ont publié déjà des centaines, des milliers et parfois plusieurs dizaines de milliers de livres, et vont continuer d’en publier encore longtemps sous forme imprimée, agissent différemment, connaissent d’autres contraintes, suivent une autre logique que la vôtre ? Faire la leçon aux éditeurs dits traditionnels lorsque l’on est un pure-player, c’est de bonne guerre : à la fois payant – on a droit à un billet sur teXtes, ce qui devient rarissime :) – et sans grand danger : on ne risque guère de rencontrer une vive opposition, de voir se lever des foules criant « Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? ». Cela fait partie du jeu. Cela fait partie aussi du jeu de ne pas toujours laisser la leçon sans réponse.
Merci Virginie pour ce beau billet.
Encore pour longtemps nous aurons droit à ce genre de positionnements extrêmes (ou de discours) que l’on devra nuancer (comme tu le fais) : chacun essaie de tirer son épingle du jeu, c’est normal. Les arguments rhétoriques sont dans ce cas retournés : ce ne sont les apps qui seraient « fermées » (d’ailleurs, en effet, elles ne le sont pas tant que ça : Google indexe bien celle d’Inkling maintenant), mais l’ePub. Bref, on se renvoie à la gueule les mêmes arguments.
Une forme d’injonction permanente à l’innovation, aussi, bien loin des préoccupations d’un éditeur, qui doit pouvoir faire tourner la machine et placer, avec ses maigres moyens, quelques pions sur l’échiquier de l' »innovation », sans être sûr que ses produits existeront toujours sous la forme privilégiée.
Bizarre aussi d’agiter constamment l’épouvantail « chaîne du livre » : les « innovations » ne naissent jamais de bouleversements radicaux, mais de très légers déplacements, imperceptibles pour chacun ou si peu qui, 10 ans plus tard, sont réécrites comme des « ruptures ». Alors demander à des maisons d’édition de tout chambouler pour faire vivre des produits coûteux que personne n’achètera probablement…
Enfin une contradiction chez Nicolas Morin qui demande d’investir autant dans le web que dans l’ePub tout en reconnaissant une porosité toujours plus grande entre l’epub et le web (puisque le livre numérique – sous forme epub – est en effet un fragment du web). Bref, faire de l’ePub, c’est aujourd’hui faire du web.
Marc
@Marc Merci de venir commenter ici !
Un fragment c’est solide, ça existe, ça se tient. Ce n’est pas censé fondre…
Pour preuve supplémentaire de cette proximité de l’EPUB et du Web, la création d’un groupe de travail spécifique sur les ebooks au W3C, auxquels participent les éditeurs. La dernière réunion était à Paris en septembre dernier, et c’était passionnant.
Mais pour moi, cela ne signifie pas du tout qu’il faille que les livres numériques se « fondent » dans le web. Qu’ils s’y trouvent bien, ce sera parfait. Mais s’ils y fondaient, ils disparaîtraient, et qui peut avoir envie de voir disparaître les livres ?
Un discours sur la ‘vraie’ ‘innovation’ ne mérite aujourd’hui que le silence (qu’il émane — j’ai failli préférer directement ‘suinte’ — de l’actuel gouvernement ou des différents wannabees de l’ultra-lbéralisme en cours).
Il est en tout cas parfaitement dérisoire de croire que les acteurs des batailles de standard et de techniques informatiques considèrent que le dérisoire marché du livre (éditorial) concerne sérieusement les acteurs du W3C que sont Apple, Adobe, peut-être Microsoft… Amazon, peut-être ?
…au moment même où, vendredi dernier, je recevais une interpellation via Twitter, je prenais connaissance de votre billet via la veille de l’Arald. Je fus instantanément plus qu’enclin à enrichir le mien dont l’idée-clé est Epub is no portable website.
Effectivement, l’argument de l’innovation est spécieux, pour ne pas dire plus ; comme le souligne Marc, elle est plus souvent incrémentale. Les usages, les sources de valeur, les acteurs ne sont pas les mêmes dans le monde de l’édition et celui du web, sans pour cela qu’ils soient étanches évidemment. Quid de l’archivage longue durée ou de l’accessibilité hors haut débit ? Le livre multimédia serait-il vraiment le seul devenir du livre électronique ? Etc.-etc.
Bref, merci par la richesse de votre post.
Ping : L’EPUB et le web pour le meilleur ou pour le pire? | Bibliobsession
J’ajouterai que les éditeurs traditionnels font également des très beaux livres enrichis sous forme d’applications. Et si au fur et à mesure que le format ePub3 se développe et propose des fonctionnalités identiques à celles des applications les éditeurs font le choix d’aller vers ce nouveau format, ce n’est sûrement pas pour priver le lecteur d’enrichissements mais pour toucher un public le plus large possible, libre de choisir un format propriétaire ou non.
Enfin, l’enrichissement pour l’enrichissement n’est pas toujours un choix éditorial approprié… Mais ça, c’est une autre histoire.