Autour de l’achat d’Author Solutions Inc., une plateforme d’auto-édition, par un éditeur traditionnel, Penguin, dont Hubert Guillaud nous offre une intéressante mise en contexte, les supputations vont bon train. Quel intérêt pour Penguin de dépenser ainsi 120 millions de dollars ?
Philips Jones émet quelques hypothèses sur futurebook :
Molly Barton, directrice du numérique chez Penguin USA indiquait à IfBookThen que la prochaine étape pour Book Country, la communauté d’auteurs en ligne co-fondée par Penguins, serait d’introduire des services que les auteurs pourraient acheter, par exemple des services éditoriaux ou de design. Il était également question de donner au site une dimension internationale, incluant un lancement au Royaume-Uni.
Makinson, le patron de Penguin déclare quant à lui dans le communiqué de presse :
« Cette acquisition va permettre à Penguin de participer pleinement à ce qui est peut-être le secteur à la croissance la plus rapide dans le domaine de l’édition et de gagner en compétence en ce qui concerne l’acqusition de clients et l’analyse de données, ce qui est vital pour notre avenir. »
D’autres critiquent ce choix, mettant en avant le fait que ce n’est pas de cette plateforme que sont issus les succès de l’auto-édition, et que les revenus d’Authors Solutions House sont liés à la vente de services aux auteurs plus qu’à la vente des livres de ces auteurs. La qualité de ces services est également sévèrement critiquée.
L’auto-édition a changé de statut depuis la généralisation de l’usage du web, depuis que la barrière technique à la publication s’est tellement abaissée que Clay Shirky a pu déclarer que le « publishing », aujourd’hui, ce n’était plus un métier, c’était un bouton. A rapprocher lecture/écriture, ce que fait le web, on questionne la fonction de l’éditeur (à la fois « editor » et « publisher »). L’idée de vanité qui reste attachée à l’édition à compte d’auteur à l’ancienne, s’estompe au profit d’un « si je veux , quand je veux » : grâce au web, je peux publier sans demander la permission, je n’ai pas besoin d’être « autorisé » pour devenir auteur.
Le service rendu (aux lecteurs) par l’activité de « curation » de l’éditeur, qui trie et sélectionne, afin de ne publier que ce qui lui semble mériter de l’être, peut effectivement être pris en charge par les lecteurs eux-mêmes, qui vont faire émerger de la masse des publications celles qui retiennent l’attention du plus grand nombre.
Le service rendu (aux auteurs) par l’activité de « marketing » de l’éditeur peut être effectué par l’auteur lui-même, pour peu que celui-ci ait acquis un minimum de dextérité avec les réseaux sociaux, et soit en mesure d’acquérir suffisamment de visibilité en ligne.
Effectivement, toutes les fonctions réunies au sein d’une maison d’édition peuvent aujourd’hui être éclatées et traitées différemment, selon une grande variété de configurations, soit par des logiciels, soit par des indépendants, soit par des sociétés dont le modèle s’inscrit dans des écosystèmes qui n’ont plus rien à voir avec celui du livre imprimé.
Mais il est fort possible qu’après avoir dénigré un écosystème jugé obsolète, on en vienne à en recréer progressivement un qui lui ressemble d’assez près, parce que les fonctions que cet écosystème abrite ont leur nécessité. Du côté des lecteurs : personne n’a envie de lire de mauvais textes, personne n’a envie de trouver des fautes dans les textes, personne n’a envie de lire des textes mal mis en page. Du côté des auteurs, le fait d’introduire un tiers, l’éditeur, dans la relation auteur-lecteur permet une mise à distance, un recul, un travail sur le texte que la relation directe ne permet pas nécessairement. De nombreux auteurs apprécient le travail avec leur éditeur, ce moment où l’éditeur leur demande de revenir vers leur texte, afin de transformer leur manuscrit en livre, tâche qui demeure largement ignorée par ceux qui ne voient dans l’éditeur qu’un intermédiaire « de trop », que le web rend superflu.
Enfin, il est quelque chose qui est rarement mentionné. Lorsque Konrath, cet auteur auto-publié à succès, vend des dizaines de milliers de livres, la plus grande partie des revenus lui revient, l’autre revenant à Amazon, et rien de cet argent ne va financer un jeune auteur… Lorsqu’un auteur publié par un éditeur connait un succès important, les revenus qui vont à l’éditeur permettent à celui-ci de financer d’autres auteurs, nouveaux ou de moindre succès. Le succès des uns finance ce qui correspond à la « recherche et développement » des maisons d’édition : la recherche de nouveaux talents. Ce financement n’entre aucunement en ligne de compte dans le monde de l’auto-édition (d’où le besoin de recourir, pour des projets qui nécessitent une mise de fonds initiale, à des sites de crowdfunding comme kickstarter.)
L’auteur auto-publié n’a à s’occuper que de lui-même. Il écrit, s’auto-publie, s’auto-promeut, s’auto-félicite en cas de succès, s’auto-afflige en cas d’échec.
L’éditeur publie plusieurs auteurs, et chaque auteur est pris alors dans un processus qui dépasse sa personne, qui n’est plus un processus individuel. Edité, l’auteur entre dans une collectivité, dans quelque chose de « plus grand que lui-même », qui varie beaucoup d’une maison d’édition à l’autre, il participe à une aventure qui dépasse la simple aventure de la publication, il lie son livre à d’autre livres, son succès éventuel à d’autres succès.
Bien sûr, cette aventure n’est pas toujours idyllique, et il arrive qu’un auteur soit mécontent de ce qu’il advient de lui une fois signé son contrat d’édition, soit frustré de ce que l’éditeur a réussi à obtenir comme degré d’attention pour son livre. Et l’éditeur est souvent soumis, de son côté, à des contraintes qui ne lui permettent pas de faire exactement ce qu’il voudrait, de prendre les risques qu’il aimerait prendre, d’accompagner aussi longtemps qu’il le souhaiterait des auteurs qui ne rencontrent pas assez rapidement un public suffisant.
Et il y a aussi les très nombreux manuscrits qui ne trouvent jamais d’éditeur, parmi lesquels certainement quelques uns auraient trouvé un public, même si beaucoup ne présentent d’intérêt qu’aux yeux de leur auteur.
Moi qui aime passionnément le web, je déteste l’idée d’une présence web des auteurs qui serait celle des refusés de l’édition, je déteste l’idée d’un web écrit par ceux qui ne pourraient trouver l’adoubement d’un éditeur. Et c’est une vision que récusent tous ceux qui font le web, plutôt celle de ceux qui en parlent sans l’approcher. La nature du web, fluide, se prête merveilleusement à des formes d’écriture qui se soucient peu de la page imprimée, qui sont souvent des formes d’échange (les blogs comme autant de conversations démarrées, parfois aussitôt éteintes, parfois vives et animées).
Des plateformes de blogs généralistes à celles qui se spécialisent dans l’écriture et se présentent comme des pépinières d’auteurs, les espaces d’écriture en ligne se multiplient et c’est tant mieux.
Mais je me réjouis aussi, avec Roger Chartier qui l’explique si clairement à celui qui le reçoit dans son émission, que l’édition électronique se constitue, apportant au web les livres, dépouillés de leur support de papier, de reliure, de colle et d’encre, mais recréant dans l’univers numérique ce qui fait d’un livre un livre : un objet fini, dont l’auteur est identifié, dont la forme est travaillée afin d’offrir une expérience de lecture satisfaisante, relié à d’autres livres qui lui ressemblent, un livre partie d’une collection, un livre qui possède un signalement, une identité, auquel on associe des données bibliographiques, qui peut faire référence, que l’on peut espérer retrouver, tel quel, dans un an, dix ans ou cent ans. Un objet dont la forme peut changer au fil des éditions ou rééditions mais dont le texte reste identique. Un objet qui peut s’ouvrir aux annotations, entrer dans des dispositifs de lecture collective, tout en conservant son intégrité. Un objet qui implique une lecture particulière, immersive, méditative, réflexive, telle que nous la décrit Alain Giffard.
Ne pas renoncer à une écriture pour une autre, ni à une lecture pour une autre, mais s’autoriser à passer aisément et consciemment des unes aux autres, et transmettre cette capacité aux générations qui viennent, n’est-ce pas ce luxe que nous devons exiger ?