Deux histoires se croisent lorsque advient le livre numérique : celle, pluri-centenaire, du livre et de l’édition, et la brève histoire du web. Indifférent au devenir du livre, le texte numérique parcourt librement le web, et des écritures singulières y apparaissent, loin des contraintes et des exigences de l’édition traditionnelle. Inquiet de cette prolifération, de ces flux innombrables, mais fasciné par la puissance du web, le livre se défait de son corps de colle et de papier, et se lance dans l’aventure numérique.
Séparation : détachement et émancipation
Pour ceux des livres qui ont été publiés avant l’informatisation de la fabrication, la numérisation passe par l’utilisation d’un scanner : on dit alors qu’on “part du papier”, et c’est bien cela, c’est bien ce que fait le texte, il “s’en va du papier”, littéralement. Tel un scalpel, le scanner détache les mots de la matérialité de la page, afin qu’ils se tiennent prêts pour une autre forme de matérialité, celle, mouvante, des écrans. Le livre en tant qu’œuvre de l’esprit s’y trouve séparé du livre comme objet, et cette séparation dont les conséquences ne nous sont pas encore toutes apparues est un événement d’envergure, inédit dans notre histoire culturelle.
La numérisation est une séparation, et comme toute séparation elle comporte au moins deux versants :
- l’un qui consiste en un arrachement, auquel on associe des sentiments négatifs : douleur, crainte, incertitude, abandon, sentiment de perte. Ceux qui perçoivent le processus de numérisation comme un risque s’interrogent : quelle garantie avons-nous qu’un texte, une fois séparé de la forme matérielle que lui offrait le livre imprimé, conservera les caractéristiques qui font de lui un livre ? Qui nous dit qu’il continuera d’être correctement associé à son auteur ? Qu’il conservera son intégrité ? Qu’il sera perçu comme un discours singulier ? Qu’il ne sera pas noyé ou dilué dans les innombrables flux textuels qui parcourent le web ? Ces questions ne sont pas dictées par le refus du progrès ou par un attachement irraisonné au passé. Elles ne sont pas causées par le mépris de la technologie ou par un désir de résistance au changement. Elles expriment au contraire une inquiétude légitime, liée à la fragilité du texte numérique, à la conscience de la difficulté et de la complexité de la transition aujourd’hui en cours. Elles expriment aussi un attachement au livre dans sa matérialité qui n’a rien de fétichiste, mais accorde une importance aux modalités d’inscription d’un texte, à sa présentation, à son incarnation dans un objet reproductible qui le protège et le propulse, et à l’inscription de cet objet dans un milieu humain qui se charge de sa circulation.
- l’autre dimension d’une séparation relève de la libération, de l’affranchissement, c’est elle qui permet de considérer l’arrivée du livre numérique comme une opportunité. Elle n’est pas en contradiction avec l’expression de questions inquiètes. Numérisé, le texte est fragile, c’est vrai, il n’est plus protégé par une forme matérielle qui l’enclot, lui assigne une existence d’objet, le dote d’une existence physique qui facilite son identification et sa liaison avec d’autres objets. Fragile, le texte numérique est aussi disponible pour de nouvelles aventures. Il entre dans un nouveau régime. Numérique, le texte goûte les joies de l’ubiquité, se rit des distances et des frontières, tend à rapprocher lecture et écriture. Numérique, le texte se rapproche du code, il devient lisible par des automates. Il rejoint l’océan des données qu’il est possible de rechercher, rassembler, traiter, interpréter, comparer, partager.
Réussir la transition vers le numérique, ce serait réussir cette séparation que la numérisation engendre sans chercher à nier ou moquer l’inquiétude que certains éprouvent, tout en faisant toute la place nécessaire à l’innovation. Ce serait apporter des réponses aux questions inquiètes tout en imaginant des formes et des usages liées aux possibilités offertes par le nouveau régime que le numérique offre aux textes, auxquels peuvent s’articuler images fixes ou animées, sons, interactivité.
Peut-être est-ce aussi, pour les éditeurs qui disposent d’un catalogue comportant différents types de livres, apprendre à effectuer parmi les titres, un tri entre ceux dont le destin numérique n’affecte pas fondamentalement la nature, et ceux qui, une fois disponibles sous forme numérique, apporteront plus de satisfaction et rendront un meilleur service aux lecteurs s’ils abandonnent leur statut de livre et deviennent des objets numériques d’un autre type, plus proche d’un service que d’un objet éditorial. Certains titres ont vocation, en version numérique, à demeurer tout simplement des livres, pour le plus grand intérêt et plaisir des lecteurs, et cela concerne également l’édition purement numérique, qui peut chercher à offrir en numérique une expérience de lecture comparable à l’expérience du livre imprimé, même s’il n’existe aucune version imprimée du livre, ou si celle-ci n’est produite que si un lecteur la demande. D’autres livres n’étaient des livres, du temps ou l’impression était la seule option, que “faute de mieux”, et leur version numérique aura tout à gagner à abandonner les limitations du livre imprimé : pourquoi se priver d’ajouter du son dans une méthode de langues, un algorithme de calcul des quantités d’ingrédients selon le nombre de convives dans une application de recettes de cuisine, des outils de géolocalisation dans un guide de voyage, ou des simulations en trois dimensions dans un livre de mathématiques ?
L’édition numérique, ce pourrait être l’ensemble des efforts qui sont faits pour répondre aux “questions inquiètes”. Parmi ces efforts, on peut évoquer notamment :
- l’adoption de formats de fichier susceptibles d’accueillir l’ensemble des spécificités des livres.
- la standardisation de l’expression des métadonnées, le choix de formats d’échanges communs à tous les acteurs.
- le respect des règles d’identification des titres, indispensables à la maîtrise de leur circulation
- la numérisation des catalogues, l’abondance de titres disponibles étant une condition sine qua non du développement des pratiques de lecture numérique.
Ces efforts visent à faire en sorte que les livres deviennent des objets numériques disponibles sur le web, des objets sociaux, politiques et poétiques présents sur le web, et identifiés sur le web en tant que livres. Ils sont portés par une très grande diversités d’acteurs, éditeurs 100% numériques ou éditeurs traditionnels, mais aussi auteurs, développeurs, distributeurs, libraires, bibliothécaires, partout dans le monde, dans des structures de toutes tailles, avançant à des rythmes et à des échelles qui leur sont propres.
Ceux qui sont fatigués d’entendre parler de numérique, peut-être peut-on leur rappeler que ce qui se joue, ce n’est pas une partie « contre le livre », « contre l’édition », ou « contre la librairie ». Bien au contraire, il est fondamental de construire l’édition numérique, et qu’elle soit construite par des gens qui aiment les livres, par de grands lecteurs, des éditeurs, des gens qui aiment fréquenter les bons auteurs, des gens qui se sont construits avec les livres et ne peuvent imaginer un monde qui en soit privé. Si ceux qui aiment les livres se détournent du devenir numérique des livres, d’autres s’en occuperont, et probablement pas d’une manière qui satisfera les premiers. Et, faut-il le rappeler, l’édition numérique ne peut se construire « contre le web », bien au contraire, c’est la pratique, la connaissance et l’intérêt pour le web de ceux qui mettent en place l’édition numérique qui en garantira la réussite, qui n’est absolument pas gagnée d’avance.
Ce projet semblera aux plus enthousiastes des technologies numériques bien minimal, qui consiste à « simplement » rendre disponibles des versions numériques de ce qui paraît aussi sous forme imprimée. Je reviendrai dans un prochain billet sur les complexités que ce projet recèle. Et cette étape minimale ne ferme pas la porte, bien entendu, à l’apparition de nouvelles expériences de lecture hybrides, ni au développement de nouveaux objets éditoriaux. Il s’agit de garantir, dans l’espace du web, l’existence d’une offre de livres numériques qui conserve la caractéristique la plus extraordinaire des livres imprimés : leur capacité à ouvrir, dans nos esprits, des espaces imaginaires qu’un rien est susceptible de mettre en mouvement. Un rien : quelques signes noirs sur un écran blanc.