Archives mensuelles : mars 2010

controverse du grille-pain, suite…

Ceux qui suivent depuis longtemps ce blog et quelques autres, inscrits dans la «  bouquinosphère«  , se souviennent peut-être de la «  controverse du grille-pain«  … le nom que, par plaisanterie, nous avions donné à une discussion récurrente que je pourrais résumer ainsi : Existe-t-il un avenir pour les liseuses, instruments dédiés à un usage spécifique et circonscrit, la lecture immersive de textes, assez proche de l’usage d’un livre imprimé, face aux terminaux multi-fonctions permettant l’interactivité,  reliés en permanence à internet, affichant du texte, mais également les liens hypertextes, des images en couleur, des animations, des vidéos, et rapprochant lecture et écriture ?

Nous somme à quelques petites semaines de la sortie du iPad d’Apple, qui n’est pas le seul modèle de tablette, et qui sera certainement suivi de la mise en vente d’autres modèles, que ce soit celui de Microsoft, ou celui, qui n’a fait l’objet d’aucune véritable annonce mais sur lequel on peut raisonnablement compter, de Google.

Aussi fruste soit-elle, c’est bien la liseuse, objet assez peu sexy, en noir et blanc, à l’ergonomie sommaire, au design incertain, dont l’écran e-paper a l’avantage de ne pas fatiguer les yeux lorsque l’on s’attarde longuement sur un texte, mais l’inconvénient de sembler à première vue plutôt terne et austère, qui a fait l’objet d’une adoption rapide aux USA, avec la mise en vente du Kindle, et a abouti à ce chiffre encore modeste mais déjà significatif de 3% de chiffre d’affaires pour l’édition réalisé grâce à la vente de livres numériques.

Je note au passage avec une petite fierté, que le terme liseuse, que j’ai proposé pour désigner ce type de lecteur, à l’époque dans une discussion sur le site de Bruno Rives, et qui n’a pas fait, loin de là, l’unanimité pendant une longue période, tend à se généraliser. Bruno Racine l’emploie dans le livre qu’il vient de faire paraître, il figurait dans deux récents articles du Monde. Je sais qu’Aldus ne l’aime pas, mais le terme fait son chemin… Mon mari me gronde régulièrement de n’avoir pas déposé immédiatement le nom de domaine correspondant, (liseuse.com et liseuse.fr sont maintenant réservés), mais qu’en aurais-je fait ? Je ne suis ni fabricante de matériel, ni créatrice d’un logiciel, et d’avoir proposé un nom commun facilitant la désignation d’un objet ne me rapportera rien d’autre qu’un petit plaisir à chaque fois que je le vois employé… les petits plaisirs sont sans prix.

Les usages des livres sont multiples. Il existe un grand nombre d’objets particuliers qui n’ont entre eux rien de commun, sinon le fait d’être rangés dans cette catégorie «  livre  » uniquement parce qu’ils sont imprimés sur des feuilles reliées entre elles. Comment imaginer que  ces objets pourraient, une fois numérisés, être utilisés sur des terminaux de lecture ou de consultation identiques ?

Lorsque disparaît ce point commun (impression sur des pages reliées entre elles), parce que ces objets deviennent des objets numériques, il est évident que s’ouvrent à eux des «  destins numériques  » distincts les uns des autres. Les usages sont alors repensés. De nouveaux usages apparaissent. Les frontières bougent. Le paysage se recompose.

On part de ce que l’on connaît, c’est vrai pour les lecteurs comme pour les éditeurs, les auteurs, les libraires. On part des livres, de tous les livres.  Et puis on va vers ce que l’on découvre, vers ce que l’on apprend. On va vers d’autres formes, on entre dans une autre logique : les fichiers, manipulables, qu’il est possible d’agréger ou de fractionner, auquel on peut associer d’autres fichiers, vidéo, son, animation, programmes interactifs. Les fichiers, si légers et fragiles. On apprend à les créer, à leur donner forme, à les contrôler, à les stocker, à les décrire, à les distribuer. On se familiarise avec un vocabulaire nouveau, où les acronymes sont légion : pdf, epub, drm, onix, xml, dtd, api…

D’autres font le chemin inverse. S’ils ont grandi comme nous dans un monde où le savoir se trouvait essentiellement dans les livres, ils se sont vite retrouvés rivés à leurs écrans, leurs doigts galopant sur des claviers. Je ne parle pas des «  digital natives  ». Non, je parle des fondateurs d’Amazon, Google, Apple. D’entreprises dont la plus vieille n’a pas 35 ans, bien différentes les unes des autres, toutes les trois indissociables aujourd’hui des nouvelles technologies et du web, et qui s’intéressent au  livre, chacune d’une façon bien spécifique.

Eux aussi sont partis d’où ils se trouvaient. Leur langue maternelle est celle que nous apprenons péniblement. Nous peinons à nous représenter clairement ce qu’est une base de données. La maîtrise des bases de données est au cœur de leur activité. Eux aussi, s’approchant du livre, ont à comprendre ce qui nous est familier. Les règles du droit d’auteur, certes, pour l’un d’entre eux en tout cas, mais aussi les subtilités dans l’art de décrire et cataloguer les livres, le fait que dans certains pays, le livre n’est pas une marchandise comme les autres et fait l’objet de protections particulières, l’attachement à des notions comme la diversité culturelle, la pluralité de l’offre, le maintien d’un réseau dense de librairies physiques sur notre territoire.

Je m’éloigne un peu de la «  controverse du grille pain  », mais pas tout à fait…  Les objets techniques qui nous sont proposés aujourd’hui pour accéder aux textes numériques le sont par ces acteurs, et nous racontent leur vision du livre et de la lecture. Celui d’entre eux qui s’est construit autour du commerce en ligne des livres imprimés, est, on ne s’en étonnera pas, celui qui vient le moins bousculer la vision traditionnelle du livre. C’est la liseuse, qui essaie d’offrir une expérience de lecture comparable à celle offerte par un livre. Elle est connectable, bien sûr, mais à une seule librairie, évidemment. Et si les livres numériques de chaque utilisateur sont bel et bien stockés dans le «  nuage  » d’Amazon, le fichier est proposé en téléchargement, l’utilisateur se voit proposé une expérience de choix de livre, d’achat, de téléchargement, de stockage, qui est une transposition numérique – plutôt réussie, le Kindle est un succès -  de sa relation aux livres physiques.

Le livre vu par Google est bien différent. Que fait Google ? Ses robots scrutent et indexent le web en permanence, alimentant son moteur de recherche, afin de fournir les réponses les plus pertinentes aux utlisateurs à la recherche d’une information, quelle qu’elle soit. Scruter le web, c’était déjà  beaucoup. Mais scruter le web ET le plus grand nombre de livres possibles… c’était l’objectif du projet Google Book Search. Le livre, pour Google, c’est un immense territoire supplémentaire sur lequel lâcher ses robots, l’opportunité d’offrir en réponse à des requêtes, non seulement des sites web mais aussi des livres, en extraits ou dans leur totalité suivant leur statut juridique. Même si l’on s’attend à ce que Google propose dans les mois qui viennent un terminal, probablement une tablette, le premier outil de lecture proposé par Google c’est n’importe quel terminal permettant d’utiliser un navigateur web, le PC principalement, et les mobiles, de plus en plus. Le web, c’est la terre natale de Google. Le projet Google Editions repose sur l’idée que le meilleur endroit qui soit pour conserver vos livres numériques, ce n’est pas votre disque dur, mais bien le «  cloud  », le serveur perdu quelque part dans l’un des nombreux data-centers construits par Google aux quatre coins du monde, auquel vous accédez en permanence, et dans lequel le risque que vos livres soient malencontreusement perdus ou effacés est bien moindre que si vous les confiez à un disque dur fragile, jamais à l’abri d’une mauvaise manipulation ou d’une panne.

Et Apple, donc, avec le fameux iPad ? Parlons du iPhone, avant, qui est devenu, à la surprise de beaucoup, un support de lecture pour nombre de ses utilisateurs. Mais jusqu’à présent, les livres numériques sur l’iPhone se trouvaient dans une situation de «  découvrabilité  » assez difficile. Pour les applications tout-en-un (lorsque le livre est une application autonome, contenant dans un même fichier application permettant la lecture et le contenu du livre lui-même), le «  magasin  » était l’appStore, où il se trouvait en concurrence avec quantité d’autres applications de tout type. Le terminal, malgré sa taille réduite, a déjà permis à des sociétés innovantes de proposer des «  livres augmentés  » de grande qualité : augmentés de quoi ? De la possibilité de basculer à tout moment du mode lecture au mode audio, de l’ajout de vidéos, de possibilités de recherche. Mais l’iPhone permet également de télécharger des applicatifs de lecture spécifiques (Stanza, l’appli Kindle et quelques autres), qui permettent d’accéder ensuite à un catalogue de livres numériques sans devoir retourner dans l’appStore. Rien de tout à fait équivalent à l’expérience proposée par Apple pour l’achat de musique en ligne avec iTunes.

C’est sur l’iPad qu’Apple va lancer cela : ce sera l’iBooks store. Quelle vision du livre nous propose l’iPad, (enfin ce que l’on a pu voir et lire à son sujet, parce que peu de gens aujourd’hui l’ont eu en main) ?
Probablement pas une vision unique, si l’on parle de l’iPad, qui permettra de surfer sur le web, et donc d’accéder à toutes les offres en ligne. Ce qu’Apple nous montre à travers l’iBooks store de sa vision du livre, seules les quelques copies d’écran et indiscrétions nous permettent de le saisir aujourd’hui. On retrouve, avec la présentation des livres rangés sur une bibliothèque aux étagères en bois, le choix d’Apple d’employer des métaphores très immédiatement identifiables, rassurant l’utilisateur en se référant au monde qu’il connaît.
On fait confiance à Apple pour une expérience de navigation, de choix, et de commande «  frictionless  », c’est ce qui a fait le grand succès d’iTunes. Deux aspects me semblent essentiels en ce qui concerne l’iPad : son format et ses performances (définition, couleur) permettront à des livres qu’il était impossible d’adapter pour une lecture sur liseuse, d’être également maintenant diffusés en version numérique. L’aspect multi-fonctionnel, permettra d’accéder avec un terminal unique à différents types d’objets numériques : applications, jeux, vidéo, et la présence de livres parmi ces objets  semble une bonne chose. La possibilité d’objets hybrides, de faire bouger les frontières, de développer des collaborations entre auteurs, concepteurs de jeux et d’applications, réalisateurs vidéo, apparaîtra comme une évidence.

Choisir ? Pourquoi ? Si nous parvenons à faire ensemble que continue de se transmettre le goût des lectures immersives, celles pour lesquelles notre imagination demeure le meilleur outil pour «  augmenter  » le livre, il y aura probablement pour une longue période place pour ces différentes visions de l’accès à l’univers d’un auteur. Celle qui privilégie la lecture solitaire d’un texte, auquel suffisent les 26 lettres de l’alphabet pour enchanter notre esprit. Celle qui, envoyant les textes dans le nuage, nous permet de les découvrir sans les rechercher, ouvre la voie à des lectures collectives, annotées, partagées, et atténue la frontière entre lecture et écriture. Celle qui, via un objet conçu pour séduire les utilisateurs, pourrait permettre l’apparition d’écritures hybrides, de mariages inattendus, des rencontres de créateurs, et des expériences inédites, à la frontière de la lecture.

Cliquer ? Non : toucher.

John Makinson, CEO de Penguin Books, présentait mardi à  Londres une série d’exemples d’utilisation de l’iPad :

Pour ce qui concerne l’édition jeunesse et le documentaire, cela donne une forte impression  de déjà vu : l’illustration très fouillée de la cathédrale façon Dorling Kindersley, la planche anatomique dans laquelle on peut zoomer, l’animal qui pousse son cri lorsque l’on clique sur touche son image. Cela donne l’impression d’être revenus au temps du CD-Rom, à l’interface tactile près, et probablement cela fait-il une différence importante pour l’utilisateur. Ce geste de toucher l’écran compte, de le toucher directement et non virtuellement grâce au curseur dirigé par la souris. Ça fait aussi une grosse différence, cette tablette qu’on tient, qu’on porte, qu’on emporte, qui nous suit alors qu’il fallait aller se poster devant l’écran de son PC pour manipuler les CD-Rom que l’on produisait dans les années 90.

Alors, livres augmentés, applications Mike Shatzkin met en garde les éditeurs : ne recommencez pas les erreurs faites à l’époque des CD-Rom, si amusants à concevoir et à réaliser, faisant appel aux compétences de multiples créateurs, si coûteux, mais dont les ventes couvraient bien rarement les frais…

Que dit M. Makinson ?

«  L’iPad représente la première véritable opportunité de créer un modèle de distribution payant qui sera attractif pour le consommateurs  »

«  La psychologie du paiement sur une tablette est différente de celle du paiement sur un PC  »

«  Et la plupart des contenus que nous allons créer à partir de maintenant seront des applications, qui seront vendus sur l’app Store et en HTML, plutôt que sous la forme d’ebooks. La définition même du livre est à réinventer.

«  Nous allons encapsuler de l’audio, de la vidéo, du streaming dans tout ce que nous ferons. Le format .epub, qui est à présent le standard pour les ebooks, est conçu pour  s’adapter au texte narratif traditionnel, mais pas le genre de contenu dont nous sommes en train de parler.  »

«  Nous ne savons pas encore si oui ou non une introduction vidéo sera valable pour les utilisateurs. Nous trouverons la réponse à nos questions uniquement en procédant par essais-erreurs.  »

Alors, pour le patron de Penguin,  le ePub, ce serait déjà «  So 2009″ ?

On le voit, beaucoup d’excitation autour du iPad, mais aussi des supputations et de l’anticipation,  c’est du moins ce qu’on peut en conclure en lisant  ce post de  Clément Laberge, qui nous mijote visiblement quelque chose…

3/03 : et lire aussi ce billet de Jeremy Ettinghausen sur le blog de Penguin, avec la même vidéo. Je me disais bien que Jeremy devait être dans la boucle…
Il précise bien que ce qui est montré dans cette vidéo, ce ne sont pas des maquettes ou des prototypes (rien de tout ceci n’a réellement été encore développé) mais uniquement une simulation qui illustre différentes pistes de réflexion.

Si on pensait ?

On pourra suivre à partir de cette semaine, à l’occasion du premier anniversaire de la revue en ligne Implications philosophiques, et dans le cadre d’un panorama proposé sur l’édition numérique,  une série d’interventions qui se proposent d’interroger les bouleversements que l’on observe dans le rapport au savoir, tant dans sa création que dans sa diffusion.

Sont annoncés :

·  1 mars – «  Introduction aux enjeux de l’édition numérique  » Thibaud Zuppinger
·  2 mars – «  Publier en ligne  » – Paul Mathias (Collège international de philosophie)
·  4 mars – «  L’édition en ligne et les mutations sociétales induites  » – Xavier Pryen (Direction générale de L’Harmattan)
·  6 mars – «  Réflexions sur mes usages numériques  » – Martine Sonnet (ENS, CNRS)
·  8 mars – «  Internet et l’édition scientifique  » – Patrice Flichy ( LATTS, dir. de la revue Réseaux)
·  10 mars – «  Les mutants de la publication scientifique en ligne  » – Corinne Welger-Barboza ( Paris I – Observatoire critique)
·  12 mars – titre à préciser – Anne-Solweig Gremillet (Directrice de la communication Chargée de produits d’édition at CNRS – CNRS)
·  15 mars – «  Prendre le numérique au sérieux  » – Pierre Mounier ( EHESS, Membre du comité de rédaction de Revues.org, fondateur et éditeur d’Homo Numericus)

Pour ne pas perdre tout à fait l’habitude de lire des textes de plus de 140 caractères…