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EPUB : commenter la leçon

Capture d’écran 2013-12-03 à 19.51.22Nicolas Morin, dans un billet sur IDBOOX, oppose curieusement le format EPUB aux apps et au web, raillant (gentiment) les éditeurs qui fétichiseraient l’EPUB, et leur faisant (un peu) la leçon. Alors je monte au tableau, voilà, et je commente…

Si nombre d’éditeurs défendent aussi ardemment le format EPUB, ce n’est pourtant pas en l’opposant aux apps ou au web, c’est vis à vis de formats proches de l’EPUB, mais propriétaires, notamment le format .mobi, lisible sur les terminaux ou via les applications de lecture d’un seul revendeur.

Les éditeurs ne se contentent pas de défendre le format EPUB, beaucoup contribuent activement  à le développer, à travers l’IDPF et à en fortifier l’environnement de lecture, via la fondation Readium. Cet engagement se traduit par des actions concrètes, en vue d’inventer et d’améliorer sans cesse un écosystème du livre numérique ouvert, interopérable, et accessible.

La tenue prochaine à New-York d’un hackathon co-organisé par la New-York Public Library et la fondation Readium témoigne de cette vitalité et de cette ouverture.

Dans ce format EPUB sont aujourd’hui proposés des centaines de milliers de titres, autrefois disponibles uniquement au format imprimé, aux lecteurs qui, de plus en plus nombreux, souhaitent lire en numérique. La question n’est pas tant de «  répliquer la chaîne du livre  » que de mettre à disposition des lecteurs, en version numérique, les livres. Qu’attend un lecteur qui s’est équipé d’une liseuse ou d’une tablette ? Ou celui qui aime lire sur son smartphone ?  Dans la plupart des cas il compte fermement sur la disponibilité en version numérique des livres qui paraissent également en version imprimée, ou sont déjà parus, le mois dernier, l’an dernier ou il y a dix, quinze ou cent cinquante ans, il s’attend à pouvoir choisir dans un catalogue numérique qui ne doit rien avoir à envier au catalogue de livres imprimés.

Même si de nouvelles expériences de lecture sont bien évidemment possibles, même si des catalogues 100% numériques se créent progressivement, qu’il s’agisse d’œuvres nativement numériques, ou du passage en numérique de textes qui revisitent cette expérience, le défi initial pour les éditeurs traditionnels en ce qui concerne les livres numériques est donc plutôt modeste : il s’agit de faire exister les livres sur le web, et que ceux-ci demeurent des livres, avec bien sûr un écart vis à vis de la version imprimée qui provient de ce passage au numérique. Ce passage n’est pas indifférent, il n’est pas neutre, il n’est pas sans incidence. Mais la construction d’un espace des livres spécifique sur le web passe par le fait de veiller plutôt à la proximité avec les livres imprimés qu’à l’écart avec ceux-ci. Ce n’est pas «  anti-innovation  », c’est simplement la volonté de faire exister aussi en numérique ce que les lecteurs aiment des livres. Cela implique d’ailleurs beaucoup d’innovation, et ne convoque pas nécessairement le skeuomorphisme.  Nul ne peut prédire à coup sûr la solidité ni la durée de cet espace spécifique des livres numériques en construction, mais pourquoi reprocher aux éditeurs de s’être concentrés en premier lieu sur ce défi ?

Que n’a-t-on entendu à propos des majors de la musique qui ont tant tardé à numériser leurs catalogues !  Et maintenant, on va reprocher aux éditeurs de numériser les leurs ? Une double injonction, en forme de double contrainte : «  Numérise, éditeur, mais surtout, ne numérise pas !  ». Numériser, quel manque d’inspiration, c’est faire juste un simple et bête livre numérique qui ressemble au livre papier qu’on lit du début jusqu’à la fin avec même pas de vidéo et d’animations et de sons et d’interactivité dedans, trop bêtes ces éditeurs, ils ne voient pas, alors que les jeunes (les digitalnativzz) le voient,  que les bibliothécaires, les enseignants, les touristes, les pompistes, les dentistes le voient (même ma maman le voit), qu’avec le numérique on peut faire tellement tellement plus de choses oh là là…

Il n’y a pas lieu de s’étonner que le format EPUB, et la référence au livre imprimé, ne soulèvent généralement que peu d’enthousiasme chez un éditeur pure-player. Il n’a pas de fonds à numériser, il n’est pas tenu de publier (ni de promouvoir) simultanément deux versions de toutes ses nouveautés, l’une imprimée, l’autre numérique. Que lui importe (sur le plan économique) que les ventes de livres numériques se concentrent in fine chez deux ou trois acteurs mondiaux, et que les libraires en viennent à fermer les uns après les autres ? Cela préoccupe énormément les éditeurs traditionnels qui, eux,  publient dans les deux formats, imprimé et numérique, travaillent et veulent continuer de travailler avec un grand nombre de libraires de toutes sortes et de toutes tailles, pour leurs livres imprimés comme pour leurs versions numériques.

Tous les livres n’ont pas le même destin numérique, et le format EPUB sert convenablement la plus grande partie des objets éditoriaux que les lecteurs numériques achètent aujourd’hui. EPUB3 permet déjà, et permettra bientôt sur un plus grand nombre de terminaux, d’ajouter des types de livres à la mise en page plus complexe, avec éventuellement des éléments multimédia ou de l’interactivité,  et d’améliorer l’accessibilité.  Partout dans le monde se développe la lecture de livres numériques, à des rythmes variables selon les contextes locaux.  Ce développement ne se construit pas principalement pour le moment autour des livres-applications, ni autour des livres-sur-le-web. Il se construit autour d’artefacts du livre imprimé. Ce n’est ni bien, ni mal. C’est ainsi.

En tant que pure-player, vous pouvez choisir très librement la proximité avec le modèle du livre imprimé que vous souhaitez donner aux objets que vous allez publier. Vous pouvez l’oublier. Vous pouvez aussi devenir des experts de l’EPUB, et choisir de proposer aussi vos livres numériques en impression à la demande, (et dans ce cas le libraire deviendra votre ami…) ou bien explorer des territoires différents, à la frontière avec le jeu vidéo, l’art numérique ou l’audio-visuel. Vous pouvez pousser le web dans ses retranchements, subvertir les réseaux sociaux, détecter des  auteurs-codeurs,  pratiquer le crowd-funding, et même essayer de livrer vos exemplaires en POD par drone. Vous pouvez innover, foncer, hacker, inventer. Vous avez de meilleures idées que les éditeurs ? Bravo.  Réalisez-les. Ne demandez pas la permission. Si une forme réellement nouvelle et pertinente apparaît, si un meilleur dispositif surgit, ils finiront par l’emporter.

Mais pourquoi vous étonner que des maisons d’édition qui ont publié déjà des centaines, des milliers et parfois plusieurs dizaines de milliers de livres, et vont continuer d’en publier encore longtemps sous forme imprimée, agissent différemment, connaissent d’autres contraintes, suivent une autre logique que la vôtre Faire la leçon aux éditeurs dits traditionnels lorsque l’on est un pure-player, c’est de bonne guerre :  à la fois payant – on a droit à  un billet sur teXtes, ce qui devient rarissime :) –  et sans grand danger : on ne risque guère de rencontrer une vive opposition, de voir se lever des foules criant «  Comment pouvez-vous dire une chose pareille ?  ». Cela fait partie du jeu. Cela fait partie aussi du jeu de ne pas toujours laisser la leçon sans réponse.

 

 

 

De la poussière sur les livres numériques

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C’était pénible, aussi. Votre attachement, votre addiction à ces objets lourds qui prenaient la poussière, s’entassaient sur des étagères, petits ou grands, épais ou minces, blancs ou jaunis, colorés parfois, et le plus souvent décolorés.

C’était terrible, votre folie d’aimer savoir qui avait écrit quoi, cette manie de chercher sur la couverture le nom de l’auteur. Le pire, c’est que certains auteurs indiquaient également le nom d’autres auteurs dans les pages intérieures, vous conduisant à des découvertes, vous enfonçant toujours plus dans la dépendance, tissant des liens entre la couverture jaune et la verte, le gros livre penché et le petit à peine visible.

C’était affreux, d’être obligé en regardant les objets posés sur les étagères, de se souvenir des gens qui vous les avaient offerts, de votre plaisir lorsque vous les aviez achetés, des heures passées sous le tilleul à plat ventre sur une couverture, la première fois que vous aviez lu celui-là, et dans ce train qui n’en finissait plus d’arriver, la fois où vous aviez relu cet autre. Oui, vraiment horrible. Il allait bien falloir un jour se débarrasser de tout ça. Il faudrait bien un jour inventer autre chose.

Vous aviez bien essayé ces succédanés, ces objets qui portaient un absurde nom féminin, et qui commençaient à se répandre doucement, très doucement chez nous, plus vite ailleurs, ces petites machines qui, une fois apprivoisées, vous procuraient, disiez-vous, une expérience de lecture somme toute assez proche de celle des objets posés sur vos étagères. Peut-être étiez-vous assez nombreux à être, au final, plutôt indifférents à la matérialité de ces choses. Elle était là, simplement, cette matérialité, papier, colle, encre, pour permettre ce moment magique, disiez-vous, ce coup de talon sur le sol qui vous permettait l’envol. Les pages se tournaient, remontant le ressort qui bientôt vous enverrait très loin. D’autres attachaient bien plus d’importance aux objets, à leur forme, à leur aspect. Parlaient même parfois de la délicieuse odeur-de-l’encre-et-du-papier. Pas vous. Seul importait le texte, s’y engouffrer, à en oublier de respirer et bouger, à attraper des fourmis dans les jambes, des torticolis, pour être resté si longtemps suspendu aux pages. Parfois, donc, vous lisiez aussi à l’aide d’un objet électronique, à l’écran mat ou brillant. Souvent, c’était parce que vous voyagiez, et que vous ne souhaitiez pas porter de trop lourds bagages. Ou bien, vous tombiez – horreur – en panne de lecture à des kilomètres d’un lieu habité, et il vous suffisait de trouver un peu de réseau pour vous approvisionner, sans devoir attendre la prochaine virée en ville. C’est dire l’état d’intoxication où vous vous trouviez. Vous développiez ce faisant de nouvelles et détestables habitudes. Celle de quitter l’enclos du fichier pour vérifier en ligne l’origine ou le sens d’un mot, situer une ville sur une carte, et même poster une citation sur Twitter, avant de reprendre votre lecture.

Mais ce n’était pas la solution. Demeurait cette sale manie d’en revenir, toujours, à des objets horriblement figés. Cette obsession de vous enfermer dans ces espaces clos. Ce plaisir malsain de savoir que d’autres avant vous avaient lu ce texte, celui-là exactement, et que, peut-être, d’autres le liraient après. Cette erreur que vous aviez faite en entrant dans cette confrérie des lecteurs, mais vous étiez petit encore, à l’âge de vos premiers Club des Cinq, et personne ne vous avait mis en garde. Les liens que vous continuiez de tisser entre vos lectures, et, horreur, avec d’autres lecteurs. La confiance que vous faisiez, pauvre innocent, naïf lecteur, au bout de quelques titres, à cet éditeur – un éditeur ! – qui vous avait, disiez-vous, pour votre grand plaisir, emmené vers une contrée littéraire jusqu’alors inconnue de vous.

Non, il faudrait quelque chose de vraiment différent. Oui. Mettre un terme à tout cela. Ce repli sur soi. Ce temps passé, immobile, coupé des autres. Cette fréquentation de complets inconnus. Dont certains étaient morts, cela me fait peine de l’écrire. Il faudrait passer à tout autre chose. Quelque chose d’ouvert. Quelque chose qui permette la circulation, la rencontre, et l’oubli. Quelque chose d’anonyme. Quelque chose de mélangé à d’autres choses. Quelque chose de plus intelligent. Quelque chose qui vous connaisse. Quelque chose qui vous devine, qui vienne à votre rencontre. Qui ne se contente pas de singer les choses poussiéreuses posées absurdement sur l’étagère entre deux autres choses. Qui ne soit pas bêtement homothétique, stupidement apparenté au vieux monde en perte de vitesse. Quelque chose avec des algorithmes. Avec de l’intelligence, oui, mais de préférence artificielle. Il faudrait ouvrir ces trucs et gratter l’encre jusqu’à faire des trous dans les pages, il faudrait creuser dans les pages pour trouver le sens, mouliner les débris des pages dans de grandes machines à indexer, fabriquer des bases de données, il faudrait tout de même penser à fabriquer, bon sang, un jour, des bases de données.

Vous lisiez bien d’autres choses, aussi. Vous naviguiez des heures, lisant-écrivant sur le web inépuisable, rebondissant d’un site à l’autre, du français à l’anglais, absorbé parfois longuement. Lire longtemps sur l’écran ne vous dérangeait pas. Vous aimiez la rumeur du web, ses mélanges, ses territoires balisés et inconnus, les tressautements de l’hypertexte, les carambolages qu’il permettait, ses îles, ilôts, archipels, ses atolls et ses icebergs. Et vous aimiez que parmi ces ilôts, auprès des merveilles et des surprises du web, il soit possible d’identifier, de loin, des zones particulières, reconnaissables entre mille.

Vous aimiez vous dire que les livres s’étaient fait une place sur le web. Et que, numériques ou numérisés, bon nombre d’entre eux pouvaient demeurer des livres.

On allait bientôt s’occuper de vous.

 

 

 

 

 

 

 

Bookcamp à New Work City

Non, il n’y a pas de faute de frappe dans mon titre, c’est bien New Work City avec un W et pas un Y que j’ai voulu écrire, NewWork City c’est le nom du lieu où se déroulait le Bookcamp où je me suis rendue aujourd’hui. Ce lieu ressemble à La Cantine, qui a abrité plusieurs Bookcamps à Paris, un lieu de coworking, qui offre espaces de réunion, postes de travail et connections aux startup. J’ai découvert assez tard l’existence de ce Bookcamp, et même si ça pourrait faire assez chic d’essayer de vous faire croire que j’ai fait le déplacement tout exprès depuis Paris, je sais bien que ce serait difficile de vous convaincre. Non, j’y suis allée parce qu’il se trouve que j’étais déjà à New York en prévision de la conférence Tools of Change qui commence demain. Me voici donc embarquée dans une «  non conférence«  en prélude à la «  conférence  ».

Première observation, le principe de la non conférence est ici mieux respecté que nous ne le faisons lors de nos Bookcamps parisiens : il n’y a vraiment pas de programme préparé. Une personne anime le Bookcamp (ce que fait Hubert Guillaud lors des bookcamps parisiens) : elle rappelle les principes, invite les participants à réfléchir aux sujets qu’ils aimeraient voir aborder et à les noter sur un papier. Puis chacun de ceux qui ont noté quelque chose lit son papier à voix haute, des regroupements peuvent s’effectuer si des thèmes sont très proches, et le planning de l’après-midi se remplit ainsi très vite : 4 lieux, 4 sessions, cela fait 16 sujets…

La première session à laquelle je me joins est consacrée à la «  lecture sociale  » et animée par Iris Blasi. Elle utilise pour lancer la discussion les distinctions proposées par Bob Stein pour distinguer les différents types de sociabilité liées à la lecture :

Catégorie 1 – Discuter d’un livre en personne avec des amis ou des connaissances
(hors ligne, informel, synchrone, éphémère)

Catégorie 2 – Discuter d’un livre en ligne
(en ligne, informel, synchrone ou asynchrone, éphémère)

Catégorie 3 – Discuter d’un livre en classe ou dans un club de lecture
(hors ligne, formel, synchrone ou asynchrone, éphémère)

Catégorie 4 – S’engager dans une discussion DANS les marges d’un livre
(en ligne, formel, synchrone ou asynchrone, persistent)

Lors de la discussion qui suit cette taxinomie est rapidement perdue de vue, et les arguments s’échangent sur un mode un peu «  pour ou contre  » sans que soit toujours bien précisé de quoi on est en train de parler exactement. Mais cela n’enlève pas tout intérêt à l’échange, qui fait émerger des questions pertinentes, la plus importante à mes yeux étant probablement   » avec qui souhaite-t-on partager ses lectures au sens de la catégorie 4 de Bob Stein ?  » . C’est une question qui renvoie à l’usage des réseaux sociaux, à cette notion d’ami-qui-n’en-est-pas-un introduite par Facebook, à cette sociabilité élargie à des inconnus que permet le web, inconnus qui ne restent pas vraiment des inconnus même si on ne les rencontre pas, parce que les échanges créent un lien et chacun montre de soi quelque chose dans ces échanges. On entend les arguments des sceptiques de la lecture sociale, ceux qui s’écrient «  ah non, moi, quand je lis, c’est justement pour vous oublier, tous tant que vous êtes !  », ceux des obsédés de la vente (ben ça nous intéresse pas ce que les gens font une fois qu’ils ont acheté un livre, nous, ce qui nous intéresse c’est le prochain livre qu’ils achèteront), ceux qui rappellent que ce qui marche dans les réseaux sociaux c’est la simplicité (on peut partager quantité de choses en ligne sans rien avoir à rédiger du tout, avec des outils comme Foursquare ou Pinterest). La difficulté de citer et de partager les livres protégés par des DRM est également mentionnée, ainsi que la disparité des systèmes de partage d’annotation, eux aussi dépendants des plateformes de lecture. La dichotomie «  parler d’un livre / se parler depuis l’intérieur d’un livre  » est bien soulignée.

L’atelier suivant se veut une réflexion sur les caractéristiques respectives du livre numérique et du livre imprimé. Nick Ruffilo qui l’anime est venu avec un Scrabble, et pendant que la discussion se poursuit, la moitié des participants joue contre l’autre moitié, plusieurs personnes représentant les équipes se succédant pour chercher et placer des mots. Je n’ai pas très bien saisi le pourquoi de cette mise en scène, je l’avoue, une analogie demeurée indéchiffrée, mais c’était assez plaisant… Sur les pratiques de lecture, rien de très nouveau pour qui, comme toi, lecteur bien-aimé, s’intéresse de près à ces questions. Différents sondages auprès des participants (qui lit comment ?), qui montraient une fois encore que personne n’abandonne complètement un type de lecture pour un autre, que certaines qualités du livre imprimé demeurent inégalées (en particulier sa manière d’être un objet que l’on peut reconnaître à sa forme, sa taille, sa couleur, alors que tous les livres numériques prennent la forme du terminal que l’on utilise pour les lire, demeurant hors de portée de la curiosité d’autrui.)

Une chose me frappe qui rend très différent ce bookcamp des expériences françaises, c’est  la manière d’échanger des Américains. On sent qu’ici l’expression orale est enseignée à l’école. Les élèves, les étudiants, sont encouragés à prendre la parole et à s’exprimer, et cela se sent. En conséquence, les personnes qui ne possèdent pas naturellement une aisance à parler en public sont capables cependant de prendre la parole. Chez les personnes au tempérament le plus introverti, on peut discerner un côté «  j’ai appris à m’exprimer  », avec une gestuelle et une diction  dont on voit bien qu’elles sont le fruit d’un entrainement. Les autres semblent parfaitement à l’aise.  Mais le résultat, ce sont des débats où la parole circule très librement, où l’écoute de l’autre est la règle, et où beaucoup de gens différents prennent la parole.

Chez nous, la timidité est plus forte, ainsi qu’une sorte de «  révérence  » pour les personnes auxquelles on prête une autorité, et qu’on va difficilement contredire ou questionner. Autre chose :  la peur de passer pour un idiot est très forte, on préfère ne rien dire que de risquer de dire une chose incongrue. Le résultat c’est que les ateliers de nos Bookcamps  ressemblent parfois plus à des mini conférences, et que ceux qui y prennent la parole sont le plus souvent ceux qui sont habitués à le faire en public.

Parmi les participants au troisième atelier, Joshua Tallent, de chez Ebooks Architects , un expert en formatage de livres numériques, conseille à l’assistance de participer au wiki eprdcton.org, et de suivre sur twitter le hashtag #eprdctn.

L’une des questions débattues ici est très familière à tes oreilles, cher lecteur : est-il possible de produire un fichier  EPUB «  single source  », qui servira de base à toutes les conversions vers les formats propriétaires ou vers les EPUB-qui-ne-sont-plus-tout-à-fait-des-EPUB ? Pour Joshua la réponse est non, car ce format unique, qui fait tant rêver les éditeurs, obligerait à des compromis sacrifiant trop la qualité, en usant du plus petit dénominateur commun. Mieux vaut accepter de produire plusieurs formats qui divergent, chacun tirant au mieux parti de la manière dont sont développés les moteurs de lecture. Ce n’est pas l’avis de plusieurs éditeurs présents qui considèrent que lorsque les titres à publier se comptent en milliers, il n’est pas possible de faire ce patient travail artisanal sur chacun des titres, et qu’il faut trouver des solutions duplicables favorisant le maximum d’automatisation. Tout le monde s’accorde à dire qu’il ne faut pas s’attendre à plus de stabilité, mais que l’adaptation à de perpétuels changements dans le domaine du formatage est désormais la règle.

Le dernier débat auquel j’assiste a pour thème «  crowdsourcing the perfect business model  » et,  je vous le dis tout de suite, la «  foule  » n’a pas réussi malgré ses efforts à trouver ce business model idéal. L’équation est un peu compliquée, mais tous s’accordent à dire que l’on est encore loin d’avoir tout inventé. Une personne de chez Harlequin indique que des modèles basés sur l’accès, qui permettent aux lecteurs de charger 6 livres de leur choix chaque mois choisis parmi un catalogue thématique, commencent à sérieusement concurrencer les modèles de vente à l’unité. La conversation tourbillonne, il est question du nombre de titres produits par les éditeurs, quelqu’un évoque le problème des retours, certains disent qu’il ne faut pas produire plus de livres qu’on ne peut en soutenir activement d’un point de vue marketing.

Après les ateliers, ce qui va se passer ressemble énormément à ce qui clôt habituellement nos Bookcamps parisiens : on entend le bruit des bouchons qui sautent, le pas des bookcampeurs qui se rapprochent des bouteilles et des verres. Un petit détail aussi, pratique et simple à mettre en œuvre : sur la table, à l’entrée, un tas de feutres de toutes les couleurs et des paquets d’étiquettes auto-collantes. La plupart des gens y ont inscrit en arrivant leur  leur nom et leur pseudo twitter, certains ajoutent le nom de leur société. C’est pratique, plus simple que les trucs en plastiques avec épingles à nourrice qui piquent, et ça simplifie bien les échanges. Cela me permet de mettre des visages sur de très nombreux habitants de ma timeline : les participants sont nombreux, et bon nombre d’entre eux viennent de grands groupes d’édition (Random House, Macmillan, Penguin…). Je n’ai pas besoin de regarder son étiquette pour reconnaitre Cristina Mussinelli, une consultante qui travaille pour  l’AIE (l’équivalent du SNE en Italie), et qui siège aussi à l’IDPF. Elle et moi sommes ici les deux seules européennes. Mais, dans mon souvenir, il n’y avait, me semble-t-il,  pas un seul Américain cet automne au Bookcamp Paris…   (Bon, il n’y avait pas non plus de TOC juste après, c’est vrai.)

Books in Browsers : next gen publishing

Slide Brian 0'Leary - Books In Browsers 2011

Pas question, à peine revenue de mon intermède Polynésien et de trois jours à Francfort, de repartir presque aussitôt à San Francisco pour assister à la conférence Books In Browsers, qui se tenait les 27 et 28 octobre au siège d’Internet Archive, sous la houlette de Peter Brantley, avec la complicité de Kat Meyer, de chez O’Reilly. Mais, grâce à une diffusion vidéo de très bonne qualité, j’ai pu assister à la plupart des interventions, confortablement installée dans mon canapé.

L’écran de mon ordinateur était divisé en trois zones, l’une affichait la retransmission vidéo, une autre le fil Twitter avec le tag #bib11  – aujourd’hui, quelqu’un a posté l’ensemble des tweets sur Scribe – , et une troisième un traitement de texte, pour la prise de notes.

Le nom de cette conférence, «  Books In Browsers  » est un avertissement : ici, on aime les livres et on aime le web, et nul ne se sent obligé d’enterrer les uns pour célébrer l’autre, ou de sacraliser les premiers en méprisant le second. L’assistance (pas de Français, hélas, à part Hadrien Gardeur venu présenter la nouvelle version d’OPDS, mais des Espagnols, des Anglais, des Italiens, des Japonais, des Finlandais…) est composée d’éditeurs, de développeurs, de designers, de bibliothécaires, d’agents, d’auteurs, d’universitaires. L’ensemble est plutôt plus techno que dans les autres conférences, ainsi, lorsque Blaine Cook, un développeur venu présenter Newspaper Club demande à son auditoire combien d’entre ses membres savent ce qu’est Git, une forêt de mains se lèvent.

Je vous invite à consulter les présentations des différents intervenants, qui vont s’ajouter progressivement  ici, et à regarder de temps en temps l’une des vidéos : elles s’ajoutent actuellement sur la chaîne YouTube d’O-Reilly. Et je ne vais pas me lancer dans une recension de l’ensemble des interventions, il y a là un matériau pour une bonne cinquantaine de billets… Quelques impressions, comme souvent sur ce blog impressionniste…

Richard Nash a proposé un bilan de son projet Cursor, et du site pilote Red Lemonade. Avec une transparence impressionnante, il a analysé publiquement l’échec de Cursor. Je n’ai pas su, a-t-il expliqué, trouver la «  bonne histoire  » à raconter aux investisseurs (Venture Capitalists). Les VCs veulent une bonne histoire, ils veulent aussi une histoire qu’ils reconnaissent, qui les rassure. Autant un projet bien peu pertinent comme celui de BookTracks, qui consiste à ajouter des bandes son sur des livres, a pu les convaincre, sur la base du «  cela n’a jamais été fait  » (comme si tout ce qui n’avait jamais été fait, il fallait absolument le faire…), autant le fantasme si répandu de la désintermédiation rendait le projet Cursor incompréhensible pour les investisseurs. Belle démonstration, ce témoignage de Richard, d’une qualité qui nous manque cruellement en France : celle qui permet de ne pas considérer un échec comme un désastre honteux, mais comme la preuve  d’une capacité à innover, à sortir des sentiers battus et à prendre des risques.

Richard a décidé de continuer Red Lemonade sur une base bénévole, et, après avoir rencontré Valla Vakili, le fondateur de Small Demons, a été séduit par ce projet qui veut «  rapprocher les livres, sources les plus riches et les plus denses de la culture, des autres objets culturels  ». Le voici donc «  VP of Content and Community  » chez Small Demons, comme il l’explique ici.

La présentation de Small Demons par Valla Vakili m’a plutôt impressionnée. À première vue on se dit : «  encore un Libraryting like, un site communautaire de partage de bibliothèques  ». Il s’agit en réalité de tout autre chose, d’une plateforme qui extrait du web, se basant sur l’indexation du contenu des livres, des objets culturels en relation avec ces contenus. Ce n’est plus simplement l’algorithme d’Amazon qui dit : «  vous avez aimé tel livre, ceux qui l’ont acheté ont aussi acheté celui-là, pourquoi pas vous ?  ». C’est l’idée qu’un livre, y compris un roman,  est bourré de références à d’autres objets culturels, qu’il s’agisse de morceaux de musique, de films ou de séries, de plats, d’objets, de lieux, et de proposer des liens, pour chaque livre, vers tous ces objets, et de se servir de ces liens pour proposer des découvertes. Il semble que l’ajout de liens entre livres et objets soit à la fois algorithmique et le fait des internautes.  La démonstration donne réellement envie d’aller se perdre dans ce petit paradis de sérendipité que semble être Small Demons, pour l’instant en beta sur invitation. La vidéo de présentation est à voir.

photographie de Brian O'LearyJ’avais un peu de mal à garder les yeux ouverts au moment où Brian O’Leary, (Magellan Media) a pris la parole car, avec le décalage horaire, il était plus de deux heures du matin samedi. Mais l’adresse de Brian était si ambitieuse, et entre si fortement en résonance avec ce que nous pouvons observer ici en ce moment, que je me suis vite réveillée. Eric Hellman, le fondateur de Gluejar, qui a lui aussi présenté son activité lors de la conférence, résume le propos dans son blog ce matin.

Eric cite Brian O’Leary : «  Bien que les modèles économiques aient changé, les éditeurs et leurs intermédiaires continuent d’essayer de faire évoluer leur rôle sur le marché d’une manière qui suit typiquement la règle des négociations «  deux parties – un résultat  ».   » Il dit ensuite :

O’Leary a évoqué les changements qui sont en train d’intervenir dans l’écosystème de ce que l’on a appelé «  le monde du livre   » : auteurs, agents, éditeurs, distributeurs, libraires, bibliothèques, et bien sûr lecteurs. Il a fait remarquer que les relations à l’intérieur de cet écosystème étaient aujourd’hui renégociées entre les acteurs sans prise en compte des changements à l’œuvre dans le reste de l’écoystème.

«  En conséquence, les structures, les dispositions, les processus qui pourraient être bénéfiques pour l’ensemble de l’écosystème n’obtiennent pas toute la considération qu’ils méritent.

O’Leary a cité l’exemple de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer comme un modèle possible d’inspiration pour la redéfinition d’un écosystème de la lecture. La percée dans ces discussions a été permise par l’introduction de modèles tirés de la théorie des jeux qui ont aidé les parties à apercevoir  les effets des accords et des dispositions relatives à tous les intervenants dans le droit de la mer.  »

En effet, on trouve une note concernant la théorie des jeux dans ce rapport de la FAO, se rapportant à un chapitre où est évoquée cette Convention :

«  Si le même genre de modèle pouvait être développé pour les activités entourant l’édition, il pourrait être possible de faire beaucoup plus que «  sauver l’édition  ». Une application intelligente et  collaborative des technologies numériques devraient être en mesure d’accroître l’efficacité d’une industrie dont le but est de promouvoir la lecture, l’éducation, la culture et la connaissance.

Selon O’Leary, nous devons trouver des façons de financer le genre de recherche qui pourraient être la base de la modélisation de l’écosystème de lecture. Une possibilité serait de créer une organisation interprofessionnelle pour ce faire.  »

Et Richard Nash de twitter aussitôt malicieusement :

Il y a encore beaucoup à dire à propos de Books In Browsers 2011, et j’aurais aimé notamment revenir sur les interventions de Bill McCoy concernant EPUB3, d’Hadrien sur OPDS, de Mary Lou Jepsen (Pixel Qi) sur les écrans et l’accessibilité, de Bob Stein sur les lectures connectées, de Craig Mod, James Bridle, Joseph Pearson, Javier Celaya et quelques autres.

Les livres sont aujourd’hui, de plus en plus, traversés par le web, percutés par le web, générés par le web, diffusés sur et par le web, réinventés sur le web. Les projets présentés à Books In Browsers par plusieurs start-ups (liste ici ) explorent différentes dimension de cette réinvention, start-ups qui ont aussi profité de cette conférence pour tisser des liens les unes avec les autres, construisant, notait Peter Brantley sur Twitter ce matin, l’écosystème d’une édition nouvelle génération (next gen publishing).

sur  sur les écrans et l’accessibilitésur  sur les écrans et l’accessibilité

Qu’avez-vous laissé faire ?

Ce qu’annonçait Jeremy Rifkin dans son livre «  l’âge de l’accès  » est en train de se réaliser, bien plus vite que je ne l’imaginais lorsque je l’ai lu il y a cinq ans. De plus en plus, le souhait d’être en mesure d’accéder à l’usage des biens culturels est en train de se substituer à celui de posséder les supports et même les fichiers qui les contiennent. Un responsable d’EMI France me le confirmait récemment en ce qui concerne la musique : l’accès est ce qui compte désormais, et la tendance à entreposer sur son disque dur des milliers de titres fait place à la volonté d’être en mesure d’accéder immédiatement, en tout lieu, à une offre illimitée, sans nécessité de stocker, de posséder des albums ou des morceaux. Des services comme Spotify (qui vient de modifier ses règles de fonctionnement)  ou Deezer ( qui a signé l’été dernier un accord avec Orange)  rencontrent un succès très important. L’annonce par Amazon d’un service d’écoute de musique en ligne, Amazon Cloud Drive,  confirme la tendance, et fâche les maisons de disques , qui considèrent que les accords conclus avec Amazon pour la vente en ligne de titres et d’albums en téléchargement n’autorisent pas la firme à offir l’accès en streaming à ces titres.

Le livre n’échappe pas à cette tendance : à partir du moment où il est numérique, que nous importe qu’il réside sur notre disque dur, ou bien sur un serveur distant, du moment que nous  sommes en mesure d’y accéder à chaque fois que nous le souhaitons ? Mieux, s’il est stocké en ligne, il peut nous suivre dans nos usages, nous le retrouvons à la page où nous l’avions abandonné, pour en lire quelques pages sur téléphone portable, et nous en reprendrons plus tard la lecture, sur tablette ou sur liseuse.

Des offres en accès existent déjà pour le livre, mais aucune offre de ce type n’agrège aujourd’hui la totalité des catalogues numériques français. Utilisé depuis des années par les éditeurs scientifiques en direction des bibliothèques universitaires, ce modèle n’est pas encore très développé en direction du public, à l’exception des tentatives de Cyberlibris, de l’offre de publie.net, ou de  celle d‘Izneo pour la bande dessinée. C’est le principe adopté et défendu par Google pour son offre Google Ebooks qui a ouvert aux USA début décembre 2010, mais pas encore en France. Une société espagnole annonce pour juin prochain l’ouverture du site 24symbols.com, qui se présente comme le «  Spotify du livre  » et propose un modèle freemium similaire, mais nul ne sait quel succès ce projet va rencontrer auprès des éditeurs. Les modèles économiques pour ces offres varient : paiement à l’acte pour Izneo et pour Google Ebooks, paiement d’un abonnement annuel chez publie.net permettant un accès illimité au catalogue, accès gratuit accueillant de la publicité ou payant sur abonnement pour le projet 24symbols. Certains libraires espèrent que  la mise en place de la vente de livres numériques en téléchargement se double bientôt d’un accès en streaming aux ouvrages achetés, sachant que cette offre ne peut être organisée par les libraires eux-mêmes, car ils ne disposent pas des fichiers.

La lecture en accès sera considérée par certains comme une insupportable dépossession, mais d’autres la vivront comme un allègement, et comme l’occasion d’accéder à de nouvelles fonctionnalités,  avec des possibilités d’échange et de partage, qu’il s’agisse de commentaires ou de citations.  Téléchargement et streaming coexisteront un long moment.

On peut imaginer que le pendant de cet accès global rendu possible aux livres, aux films, aux morceaux de musique, n’ira pas sans un développement parallèle de pratiques locales ; que cet accès formera probablement d’ici quelques années un substrat considéré comme minimum – accès facilité à l’ensemble des biens culturels sous forme numérisée -  mais qu’il conduira au développement complémentaire et indispensable de pratiques locales, impliquant de «  réelles présences  »,  dans les salles de concert et de cinéma, les librairies et les bibliothèques ; que le livre imprimé ne disparaîtra pas plus que les lieux où on peut l’acheter, l’emprunter ou le consulter, mais qu’il aura acquis une valeur nouvelle,  qu’il s’agira d’un objet plus précieux et plus durable. Il est probable aussi que se multiplieront les échanges entre global et local, l’accès au réseau se banalisant dans des objets toujours plus intégrés dans la vie quotidienne, et les possibilités de re-matérialisation comme l’impression à la demande reliant les lieux réels et les entrepôts virtuels.

L’infrastructure nécessitée par le développement de notre vie en ligne, qu’il s’agisse de nos échanges privés ou semi-privés, de nos partages de textes et d’images fixes et animées, de notre désir d’accéder à l’information, aux savoirs, au cinéma, à la musique, à la littérature depuis n’importe quel terminal relié au web est gigantesque. Le Cloud, malgré son nom qui évoque le lointain, l’impalpable, le vaporeux, n’a rien d’immatériel. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder ces photos, prises la semaine dernière lors d’une visite organisée par Facebook dans son tout nouveau  datacenter à Prineville dans l’Oregon. Les datacenters sont d’énormes consommateurs d’électricité. Un rapport de Greenpeace fait le point sur cette question, Greenpeace qui a vivement dénoncé le choix par Facebook comme fournisseur d’une compagnie qui produit l’électricité via des centrales à charbon, notamment en publiant cette vidéo trouvée sur le blog Presse-Citron :

Facebook : Greenpeace vous invite à abandonner… par gpfrance

Le mouvement de numérisation nous fascine aujourd’hui par sa nouveauté et les possibilités qu’il offre. Mais  lorsque tout ce qui est possible de l’être aura été numérisé et que la plupart des biens culturels susceptibles de l’être seront produits directement en numérique et accessibles sur le web, ce même mouvement tendra probablement à rendre plus précieux tout ce qui lui résiste, tout ce qui ne peut en aucun cas se numériser, tout ce qui s’acharne à demeurer analogique, se refuse à la duplication, à la reproduction parfaite. Les mêmes qui exigent l’accès illimité à toute la musique demandent déjà à leurs parents de rebrancher leurs vieilles platines pour écouter les disques qu’ils achètent en vinyle. Peut-être que nos petits-enfants  supplieront les leurs d’installer dans leur chambre les vieilles étagères Billy entreposées dans la cave, pour épater leurs copains avec des livres imprimés… qui sait ?

Qu’avez-vous gardé ? Qu’avez-vous perdu ? A quoi avez-vous été vigilant ? Qu’avez-vous laissé faire ? Ce sont quelques unes des questions que chaque génération pose à la précédente. Il est à craindre que la question de notre  vigilance concernant les dépenses énergétiques, évoquées plus haut, sera de très loin la plus dérangeante.

Changer nos manières de travailler – TOC – Francfort 2010 (2/2)

Intervention présentée à l’occasion de la conférence Tools of Change for Publishing à Francfort le 5 octobre 2010. J’ai parlé sur les images que je replace ci-dessous. Les parties indiquées en gras étaient également insérées dans des slides qui venaient s’intercaler entre les images. Version française -  Partie 2 – (voir la partie 1 )

Si l’éditeur n’est pas informé convenablement de l’enjeu que représente aujourd’hui le numérique, s’il en a une vision lointaine ou floue, s’il n’est pas à l’aise avec ce sujet, comment pourra-t-il être en mesure d’établir avec les auteurs qu’il publie un dialogue constructif à propos du numérique ?

Bien sûr, aujourd’hui, les contrats intègrent tous une clause qui concerne le numérique. Mais ce n’est pas le cas de tous les contrats plus anciens. Et pour être en mesure de construire une offre numérique suffisante, il est impératif d’obtenir la gestion de ces droits. Pour être en mesure de convaincre les auteurs de lui confier ces droits, il faut, à tout le moins, que l’éditeur soit capable de les convaincre qu’il est le le mieux placé pour les exploiter. Et si, dans nos entreprises, le numérique était l’affaire d’un petit groupe d’experts, et que les éditeurs continuaient  de «  faire des livres  » en se réjouissant que d’autres s’occupent de la cuisine numérique, que pourraient-ils dire aux auteurs sur ces questions ? Quelle crédibilité auraient-ils auprès des auteurs sur le numérique ?

La numérisation des livres, cela concerne essentiellement un changement dans leur matérialité, et cela touche donc de plein fouet les métiers qui ont affaire le plus directement à cette matérialité, ceux qui ont en charge la maquette, la mise en page, et pilotent la fabrication.

C’est dans ces métiers que le nombre «  d’heures de vol  » d’un acteur a le plus d’importance. C’est dans ces métiers que se sont accumulés au fil des siècles, depuis l’invention de l’imprimerie, quantité de savoirs-faire directement liés au support.

La page, ils connaissent. Leur métier a pour en parler quantité de mots spécialisés. La relation entre le blanc et le texte, l’écart entre les lettres, entre les mots, la taille de la marge, la manière dont les mots se coupent en fin de ligne… Chaque détail se règle avec minutie, dans les logiciels de mise en page.

Et voici le texte numérique. Capricieux comme un torrent. Qui se moque de la page. Qui s’adapte au terrain. Dont l’affichage ne peut plus se régler aussi finement, aussi définitivement, dans un logiciel. Apprendre à le maîtriser est un art qui s’apparente plus au rafting qu’à la natation en piscine.

Il est encore fréquent que les maquettistes vivent comme des contraintes insupportables les indications qui leur sont données pour que leur travail soit directement utilisable pour un export XML. Leurs habitudes de travail privilégient le résultat  : peu importe ce qui se passe du côté invisible du code. Mais tout manquement à la règle qui veut qu’aujourd’hui on sépare rigoureusement le contenu et la mise en forme se répercute immédiatement sur le fichier XML, sous forme d’erreurs innombrables.

Dans le monde de l’imprimé, l’œil et la main suffisent, pour régler chaque détail de mise en page, même si le logiciel exécute la commande. Dans le monde numérique, le code vient s’intercaler entre l’œil et la main. Code du système d’exploitation du terminal, code du moteur d’affichage utilisé, code du logiciel de lecture, code pour la mise en forme du texte. Peu de  professionnels de l’industrie du livre aiment le code  : mais pour maîtriser la présentation des livres numériques, ils doivent se mettre à l’aimer…

Cette présentation aurait pu être très simple, si, pour réussir à faire passer une entreprise d’édition du XXe au XXIe siècle, il suffisait de faire évoluer chacun des métiers, d’analyser quels changements spécifiques sont attendus concernant chacune des tâches traditionnelles, et d’accompagner le changement à tous ces endroits. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Non, il ne suffit pas que chacun des métiers fasse sa petite mutation dans son coin, adopte quelques changements de procédure, quelques nouvelles habitudes.

C’est pourquoi l’accompagnement dans ces changements ne peut prendre la forme d’une simple formation, métier par métier, à de nouvelles procédures ou de nouveaux outils.

Bien sûr, il est nécessaire d’acquérir de nouveaux savoir-faire. Mais il est tout aussi nécessaire d’acquérir de nouvelles connaissances, et de partager le plus largement possible quelque chose que l’on pourrait nommer, sans trop bien savoir ce que c’est la «  culture web  ».

Pourquoi, me direz-vous, réunir des éditeurs toute une matinée pour leur montrer ce qu’est un fil RSS, comment s’installer un agrégateur, comment s’abonner à des blogs  ? Cela ne servira pas à tous «  directement  » dans leur métier. En même temps, quelle façon plus concrète de faire comprendre la puissance de diffusion du web, les possibilités offertes à un document quand on sépare clairement le texte de sa mise en forme  ?

Pourquoi organiser, comme nous l’avons fait cette année, un événement comme le «  printemps du numérique  », 11 rencontres, 16 intervenants, 300 participants  ? Pour que se diffuse parmi l’ensemble des collaborateurs un savoir commun autour des questions liées au numérique, une connaissance des enjeux, des problématiques, des actions menées, des prochaines étapes.

Le changement, cela passe aussi par cela  : des actions simples visant à informer et à expliquer, à susciter le dialogue, à accueillir les questions, les objections, les interrogations de chacun.

Pourquoi réunir régulièrement les responsables marketing de différentes entreprises du groupe, qui pour certaines entrent en compétition les unes avec les autres, et leur proposer de partager leurs pratiques en ce qui concerne l’usage qu’ils font de notre widget (un outil de feuilletage en ligne qui peut s’afficher sur n’importe quel site ou blog)  ? Parce que, passées les premières réticences à l’idée de dévoiler à d’autres des idées qu’ils pourraient bien utiliser eux aussi, l’idée qui finit par prévaloir est que c’est un jeu gagnant / gagnant, et que dans des domaines d’innovation, partager les apprentissages et les idées enrichit tout le monde. Une brèche dans la culture du secret qui est si présente dans de nombreuses entreprises, et un pas vers cette idée que l’on s’enrichit à chaque fois que l’on contribue…

Les avancées technologiques et les changements dans les usages ont un impact considérable sur le destin de tous les livres.

Chacun, au sein d’une maison d’édition, inscrit mentalement son travail dans une chaîne, dont chaque maillon est bien identifié. Ce qu’on appelle la «  chaîne du livre  », une ligne chronologique qui va de l’auteur au lecteur, avec des étapes bien délimitées. Le numérique et le web superposent à cette chaîne qui continue de structurer l’édition de livres imprimés, une structure nouvelle, non linéaire, en réseau. Des acteurs nouveaux apparaissent, et des connexions nouvelles entre l’ensemble des acteurs.

Si encore tous les acteurs de cette nouvelle configuration étaient des êtres humains, il serait possible de s’entendre avec eux sur de nouvelles façons de travailler. Mais aujourd’hui, certains maillons du réseau sont automatisés  : le web et le numérique font intervenir à chaque instant l’algorithme, le logiciel.

Cela concerne aujourd’hui, à cause du développement du e-commerce, non seulement la part numérique de la production, mais également les livres imprimés.

Qu’il s’agisse de livres imprimés,  de livres numériques, de livres augmentés,  le défi est le même  : surnager dans l’océan du web, attirer et retenir l’attention de leurs lecteurs potentiels en rivalité avec une infinité d’autres produits, informations, divertissements, jeux, films, activités qu’il est possible de trouver sur le web.

On dit souvent que le web a fait sauter les barrières à la diffusion pour tous les biens susceptibles d’être numérisés, en supprimant la difficulté liée à l’acheminement de produits physiques. Et c’est vrai. Cependant, une autre barrière se substiitue à celle, très élevée, que constituait la distribution du livre physique  : et c’est tout simplement la difficulté à assurer la visibilité des livres, physiques ou numériques, sur le web.

La meilleure manière d’abaisser cette barrière, c’est d’apporter le plus grand soin à la qualité des métadonnées de nos livres. La condition sine qua non de la visibilité. Cette importance des métadonnées n’est pas encore suffisamment perçue dans les maisons d’édition.

Qu’est-ce qui fait la qualité des métadonnées  :  c’est à la fois leur richesse et la manière dont elles sont présentées. Ce qui est nécessaire,  c’est d’exposer ces données, pour les rendre susceptibles d’être acheminées vers toutes les destinations où elles offriront aux livres qu’elles décrivent la visibilité dont chaque livre a besoin.

Pour cela, les métadonnées doivent être structurées d’une manière standardisée. C’est parce qu’il est bourré de protocoles, de normes, de standards, que le web est un environnement ouvert, et c’est dans cet environnement ouvert que doit s’installer le nouvel écosystème de l’édition et de la diffusion des livres.

Les métadonnées se réduisent-elles  à l’information bibliographique minimale décrivant un livre  : titre, auteur, date de publication, ISBN etc.  ? Ces informations constituent effectivement des métadonnées, c’est à dire des «  données à propos des données  ». Mais les métadonnées peuvent être infiniment plus riches.

Si vous voulez élargir votre vision des métadonnées, consultez la documentation qui accompagne la norme ONIX, qui est LA norme en ce qui concerne les métadonnées. Il est possible de fournir quantité d’informations concernant un livre, et qui vont bien au delà de l’information minimale qui vous vient à l’esprit lorsque l’on évoque les métadonnées.

Si vos métadonnées sont insuffisantes, si elles ne respectent pas les standards en vigueur, vous pouvez publier le meilleur livre qui soit, personne ne le saura, il demeurera invisible sur le web.

Le tournant du numérique ne concerne pas exclusivement le fait de mettre à la disposition de nos lecteurs nos livres en version numérique.

Elle vient bouleverser la manière dont chacun accède à l’information, partage ses goûts, apprend l’existence d’un livre. Tout le dispositif traditionnel qui vise à promouvoir les livres, qu’ils soient disponibles sous forme imprimée ou sous forme numérique mérite d’être revu.
Là aussi, il ne s’agit pas de substituer brutalement les nouvelles pratiques aux anciennes. Les voies traditionnelles utilisées par les équipes marketing et les attachés de presse ne peuvent être abandonnées. Ces équipes continuent de se battre pour obtenir une critique dans un journal, le passage d’un auteur dans une émission de télévision. On continue de faire de la publicité sur les supports traditionnels. Simplement, à ces moyens traditionnels de promouvoir les livres s’en ajoutent d’autres, qui nécessitent des savoir-faire nouveaux. Les médias ne sont plus seuls à être en mesure de mobiliser l’attention du public. Le web permet aujourd’hui à chacun de publier très facilement de l’information. L’époque du «  un parle à beaucoup  » n’est pas révolue, mais celle du «  beaucoup parlent à beaucoup  » a commencé. Cela a commencé avec les blogs, cela continue avec les réseaux sociaux comme Facebook et Twitter, pour citer les plus connus. D’innombrables conversations s’engagent à chaque instant sur le web : pour y participer, une connexion internet suffit. Mais pour parvenir à mettre en place une stratégie d’utilisation pertinente des réseaux sociaux, il ne suffit pas d’engager un community manager, ce qui présente déjà quelques difficultés, car la fonction est si récente que les community managers sont pour le moment autoproclamés, et qu’aucun ne peut se targuer d’une longue expérience et aligner des références.

Les meilleurs community managers ne sortent pas d’une école. Leur école, c’est le web. Les meilleurs communitiy managers pratiquent le web depuis longtemps. Ils ont tenu un blog dès le début des années 2000. Ils ont découvert Facebook avant vos enfants. Ils ont testé Twitter sans bien savoir à quoi Twitter allait bien pouvoir servir. Ils ont appris les codes, la simplicité de ton, la familiarité respectueuse, la manière de parler de soi sans exposer sa vie privée, le mix idéal entre échanges sérieux et plaisanteries sans conséquence. Ils ont appris que pour être entendu il faut écouter, que pour recevoir il faut donner, que pour être suivi il faut suivre, que pour que les gens s’intéressent à vous il faut s’intéresser aux gens.

Ce dont tout éditeur peut rêver, c’est que l’un de ses auteurs se reconnaisse dans cette description du community manager idéal, ainsi l’auteur sera en mesure d’animer lui même la communauté de ses lecteurs, et ira probablement au delà, créant des connnexions avec d’autres auteurs, développant en ligne une activité parallèle à son activité liée à la publication de son livre.

Ce que tout éditeur peut craindre également, c’est qu’un tel auteur choisisse, si son éditeur n’est pas en mesure de lui offrir quelque chose de plus que ce qu’il crée lui même, de se passer de lui, et de se tourner vers d’autres acteurs pour distribuer, diffuser et vendre ses prochains livres.

Le défi est là aujourd’hui :  être en mesure d’entrer en résonance avec la présence en ligne que certains auteurs ont naturellement développée, en leur proposant des services qui leur feront gagner du temps et de la visibilité, tout en mettant en place des pratiques de community management au service de ceux des auteurs qui ne se préoccupent pas de ce qui se passe sur le web, ou ne désirent pas y passer du temps.

Les questions demeurent nombreuses : chercher à développer et animer des communautés peut se faire autour d’un auteur, d’une collection, d’une marque. Quelle granularité adopter ? Faut-il faire un travail fin de segmentation des publics de nos publications, et partir à la recherche de ces publics ? Combien peut-on animer de communautés en même temps ? Combien de conversations simultanées ?  A chacun, selon le genre de livre qu’il publie, selon la connaissance qu’il a de ses lecteurs, de choisir sa stratégie. Mais la règle demeure, quelle que soit la nature de la communauté que l’on souhaite animer : donner, s’engager, être sincère, et surtout laisser tomber le langage formaté du marketing traditionnel.

Le risque existe : si l’éditeur ne se soucie pas de son existence en ligne, s’il ne fait pas partie de la conversation,  il s’exclut lui-même, il tourne le dos à son avenir, et prend le risque que ses auteurs lui tournent le dos, tôt out tard.

Changer nos manières de travailler, c’est aussi s’interroger sur ce qui, dans notre travail, doit absolument être préservé.

Innover, cela ne signifie pas abandonner ce qui fait la valeur et la beauté de ce métier.

Notre curiosité, notre écoute, notre sensibilité, qui nous mettent sur la piste des meilleurs auteurs.

Notre capacité à les reconnaître et à opérer des choix.

Notre savoir-faire éditorial, qui accompagnera ces auteurs vers le meilleur de leur art, et leur manuscrit vers sa forme définitive.

Notre habileté à donner ensuite au texte la forme qui lui convient, et à apporter le plus grand soin à ce qui sera proposé au regard du lecteur.

Notre volonté de permettre la rencontre entre ce travail et le plus grand nombre possible de lecteurs.

Nous avons longtemps été des «  gate keepers  »  : sans nous, il était très difficile pour un auteur d’atteindre son public. Ce temps est révolu, avec l’avènement du web. Si nous ne voulons pas donner raison à ceux qui nous appellent des dinosaures, nous devons plonger dans cet univers et en apprendre les méandres et les arcanes, nous devons être en mesure d’y transposer nos savoir-faire.

La forte complexité des formats et des enjeux, nous en faisons un atout si nous la comprenons et la maîtrisons.

Les nouvelles formes de médiation, les nouvelles instances de validation, nous pouvons travailler avec elles si nous les identifions et apprenons à les comprendre et à les respecter.

Mais nous ne faisons rien de tout cela tout seuls  : il est indispensable de travailler en partenariat avec des acteurs qui possèdent des compétences complémentaires aux nôtres, en particulier dans le domaine des technologies.

Changer, cela ne nous oblige en rien à cesser d’être nous-mêmes  : notre seule chance de continuer à exister dans l’univers culturel et technologique qui est en train d’advenir, c’est bien de demeurer nous-mêmes et de savoir changer, et  c’est aussi de savoir nous ouvrir aux collaborations, échanges, partenariats qui enrichiront notre expérience et nos offres.

Changer nos manières de travailler – TOC – Francfort 2010 1/2

Intervention présentée à l’occasion de la conférence Tools of Change for Publishing à Francfort le 5 octobre 2010. J’ai parlé sur les images que je replace ci-dessous. Les parties indiquées en gras étaient également insérées dans des slides qui venaient s’intercaler entre les images. (Version française) -  Partie 1.

Je déteste le changement. Comme vous. Secrètement, profondément, je déteste devoir changer d’habitude. Je bénis secrètement l’ensemble des routines qui me permettent de ne pas réfléchir à chaque fois que je désire agir.  Et surtout, je  déteste le changement lorsqu’il m’est imposé, lorsque il vient de l’ extérieur.

Aujourd’hui, l’ensemble du secteur de l’édition est confronté à la nécessité de changer. Et c’est d’autant plus difficile, que ces changements viennent de l’extérieur.

Jusqu’à une date récente, le numérique, c’était pour les autres. Les autres industries culturelles, comme la musique ou le cinéma. Les autres secteurs de l’édition, comme le secteur STM.

Le changement, ce n’était pas pour nous. Nos lecteurs, de fiction et de non fiction, jamais ne souhaiteraient lire sur autre chose qu’un livre imprimé, cet objet parfait.


Aujourd’hui, Google est devenu un verbe, et si Facebook était un pays, ce serait le quatrième pays le plus peuplé du monde…

Qu’avons-nous à proposer aux habitants de ce pays sans frontière ? A ceux qui ont une vie en ligne, que la lecture sur écran ne rebute pas, qui prolongent sur le web leur existence avec le plus grand naturel ?

Aujourd’hui les terminaux sont là, qui permettent une lecture immersive suffisamment confortable.

Lorsque une offre de qualité est disponible en numérique, ainsi qu’un moyen simple d’y accéder, le marché peut démarrer.

C’est ce qui s’est passé aux USA  : le lancement du Kindle qui proposait à la fois une expérience de lecture suffisamment confortable, et une expérience d’achat très simple parmi un vaste catalogue de qualité , a été le signal de départ d’une augmentation rapide des ventes de livres numériques. L’arrivée d’autres offres, celles de Barnes & Noble,  celle de Borders, et enfin le lancement spectaculaire de l’iPad et de son iBook store, et les baisses de prix des liseuses qui ont suivi, ne vont qu’amplifier le phénomène.

En France, ce marché en est encore à faire ses tout premiers pas.

Plusieurs raisons à ce décalage  :

1) Il n’y a pas eu ici d’équivalent à «  l’effet Kindle  »  : il n’y a pas encore de liseuse e-Paper connectée.
2) le catalogue d’œuvres disponibles est encore limité
3) Ici, les groupes d’édition sont aussi des groupes de distribution, qui souhaitent développer chacun une activité de distribution numérique. Cela a abouti à une multiplicité de plateformes de distribution numérique, chacune liée à un groupe, et à une complexité dans la présentation de l’offre aux revendeurs.
4) Il existe un différentiel de TVA important entre le livre imprimé et le livre numérique. Du 5,5 % auquel les éditeurs étaient habitués, on passe à 19,6%, alors que le lecteur attend un livre numérique sensiblement moins cher que sa version imprimée. Même en pratiquant un prix identique à la version imprimée, ce qui n’est pas acceptable par le lecteur, le revenu net de l’éditeur diminue.
6) Nous vivons en France depuis 1981 sous le régime de la loi Lang, qui permet à l’éditeur de fixer lui même le prix des livres, et interdit aux revendeurs de pratiquer des ristournes supérieures à 5%. Une loi qui a permis, car telle était sa raison d’être, que la  librairie  puisse continuer d’exister face aux grandes surfaces culturelles et aux hypermarchés.

Depuis bientôt trente ans, les éditeurs fixent le prix des livres. Jusqu’à présent, le livre numérique n’entrait pas dans le cadre de cette loi.

Un projet de loi visant à réguler de la même manière le livre numérique vient d’être déposé au Sénat.

Quelques raisons de penser que les choses vont s’accélérer en 2011 :

- multiplication des canaux de vente
-  enrichissement de l’offre
- arrivée de l’iPad
- diffusion prochaine de plusieurs liseuses connectées
- ouverture d’un site des libraires indépendants
- accords en cours pour la mutualisation des catalogues
- ouverture d’un hub inter-plateformes
- projets de mise en place de librairies numériques par de nombreux acteurs
- proposition de loi sur le prix unique du livre numérique déposé au Sénat.
- loi concernant l’alignement de la TVA du livre numérique sur celle du livre imprimé également en projet.

Il est donc fort probable que nous allons connaître, nous aussi, notre «  moment ebook  ».

Le ‘moment ebook’ est le premier pas : construire une offre numérique est une opportunité pour les éditeurs d’initier le changement.

Cet effort doit s’inscrire dans une vision plus large du futur de la lecture, et doit s’accompagner d’une prise de conscience des profonds bouleversements qui modifient notre environnement.

Tous ceux qui parmi vous ont vécu ou vivent ce moment de mise en route savent que c’est un moment difficile, que les obstacles sont nombreux, de tous ordres, et qu’il faut une volonté forte et une conviction sans faille pour le réussir.

Pourquoi parler de «  moment ebook  »  ? Parce que le livre, une fois qu’il se sépare du support qui a été le sien depuis plusieurs siècles, va probablement connaître des transformations, de forme, d’usage, que nous ne soupçonnons pas aujourd’hui.

Mais le premier pas est celui-ci : offrir des versions numériques de nos livres à  nos lecteurs,  de sorte qu’ils puissent les lire sur le terminal de leur choix. Rien de bien révolutionnaire en apparence. En réalité, de très nombreuses évolutions dans la manière dont nous travaillons.

Pour donner un exemple, j’aimerais reprendre ici les paroles de Laura Dawson, citées sur son blog par Donn Linn : « When are we going to be able to go to meetings like this and not hear about someone beginning to use an XML workflow, setting up a Digital Asset Management system or getting their metadata organized properly without its being treated as something unusual and remarkable ?  »

Je partage tout à fait cette impatience de Laura. Et l’exemple de la mise en place d’un DAM illustre parfaitement ce que je veux dire quand je parle d’obstacles.

Il faut avoir une vision de l’avenir pour décider d’implanter un DAM : c’est un investissement important. Mais sa mise en place n’est rien, en comparaison de l’effort nécessaire pour que cet outil soit adopté et utilisé. Typiquement, il est nécessaire de former tous ces utilisateurs, pour qui l’utilisation du DAM va apparaître comme une gêne, une complication superflue, un de ces multiples tourments que les gens semblent inventer chaque jour pour vous compliquer le travail. Et les utilisateurs ont raison : la seule manière d’obtenir d’eux l’effort immense que constitue le fait de changer ses routines de travail, c’est de leur démontrer que cet effort, une fois devenu une nouvelle habitutde, comporte pour eux des bénéfices, qu’ils ne pourront apercevoir qu’une fois que l’ensemble des équipes aura effectué le changement.

Dans le groupe dans lequel je travaille,  des dizaines de formations ont été organisées, avant que l’archivage des projets dans le DAM commence à devenir systématique. Et ce n’est pas fini : je parlais l’autre jour avec une attachée de presse qui me disait ne jamais l’utiliser, alors même qu’elle avait reçu la formation. Elle n’avait tout simplement pas été assez loin dans la courbe d’apprentissage pour que lui apparaisse la réalité des bénéfices qu’elle pouvait y trouver. Ma conclusion dans ce cas est toujours de me dire, non pas «  mais ils ne comprennent rien  ». C’est de me dire : «  Visiblement, le message n’est pas passé, nous n’avons pas été assez loin, nous n’avons pas assez bien expliqué, montré, il faut accompagner encore.  »

Ce «   moment  ebook  » n’est pas très glamour. De l’extérieur, ça paraît assez simple. Vous qui êtes ici, vous savez tous qu’il n’en est rien. Deux actions doivent être menées en parallèle, l’une qui consiste à mettre en place de nouveaux process pour que chaque nouveauté sorte simultanément en version imprimée et en version numérique. L’autre consiste à numériser le fonds. Mon propos ici n’est pas de vous détailler les process, mais de témoigner de différentes options stratégiques qu’il est possible d’envisager pour ce faire.

L’une consiste à mettre en place une équipe dédiée, à faire intervenir des spécialistes, afin de ne pas perturber la filière traditionnelle. C’est cette équipe qui va se charger de contacter les auteurs afin d’obtenir les droits numériques. C’est elle qui va récupérer les fichiers des livres imprimés, décider du format, choisir la charte graphique numérique, contacter un sous-traitant pour la conversion, effectuer les contrôles de qualité.  C’est une jeune équipe brillante, ils vont vite. Ce sont « les gens de l’informatique ». Ils ont le vocabulaire. Ils connaissent le dédale des formats, les complications des DRM, ils parlent de CSS et de DTD.

Pendant ce temps, les équipes traditionnelles ne sont pas dérangées, et continuent de pratiquer leur métier sans se préoccuper des changements qui sont pris en charge par «  les gens du numérique  ».

Il existe une autre façon de procéder. Elle est plus lente. Elle demande infiniment plus d’efforts.

Elle consiste à ennuyer dès maintenant les éditeurs avec le numérique. Certains seront mécontents, dans un premier temps. et vous diront : j’ai des livres à faire. Depuis des années que je m’occupe de numérique, depuis la vieille époque du CD-Rom, c’est la phrase que j’ai entendue prononcée le plus souvent dans les différentes maisons d’édition où j’ai travaillé  : «  j’ai des livres à faire.  ».

Oui, vous avez des livres à faire. Je sais. Voulez-vous que vos livres soient lus ?  Savez-vous que demain, de plus en plus de lecteurs liront en numérique ?  Est-ce que vous ne vous sentez concerné que par les lecteurs qui préfèrent l’imprimé ? Est-ce que votre auteur n’a pas envie que vous veilliez à la qualité de présentation de son livre sur tous les supports  où il apparaîtra ?

Oui, l’autre option, c’est de faire en sorte que le changement vienne transformer de l’intérieur les pratiques des éditeurs. C’est de travailler à ce que la perception que chacun a de son métier évolue.

Il ne s’agit évidemment pas de transformer les éditeurs en développeurs. Ni de leur demander d’écrire une DTD. Et il y a bien sûr besoin, pendant une longue période, que des personnes spécialisées les accompagnent au quotidien dans la mise en place du changement.

Mais cette équipe est là, non pour se substituer aux éditeurs, mais pour transmettre les connaissances et les savoir-faire qui permettront, progressivement, aux éditeurs de changer leur façon de travailler, de s’approprier le changement.

Les éditeurs, par chance, sont habitués à vivre dans l’incertitude. Chaque projet éditorial est une aventure. Le succès n’est jamais garanti. Ils font des paris. Ils s’engagent. Ils prennent des risques. Si on prend  la peine de leur présenter et de leur expliquer les enjeux du numérique, si on leur donne une chance de s’en emparer, ils le font. Les choses ont déjà beaucoup bougé. Il n’est plus besoin de définir chaque acronyme, chaque mot technique. Le premier signe indiquant que l’appropriation du changement est en cours, c’est lorsque l’on constate que  le vocabulaire devient partagé, lorsque les mots qui faisaient peur se banalisent. Le virage se prend. (voir la partie 2)

Changer nos façons de travailler (2)

Tout semble indiquer aujourd’hui que la lecture de livres numériques est progressivement en train de gagner en popularité, de sortir du cercle des early adopters et de se développer. Cela s’observe principalement aux USA, (bien qu’il semble que la Chine ne soit pas en reste), mais concernera également l’Europe rapidement. Un exemple parmi d’autres, assez frappant, cité par Mediabistro / Galleycat

«  La romancière Laura Lippman a vendu 4 973 livres numériques et 4 000 livres en version imprimée grand format de «  I’d Know You Anywhere  » depuis que ce nouveau thriller a été mis en vente le 17 août.

Le Wall Street Journal a parlé au vice-présiedent d’HarperCollins Frank Albanesa de cet événement. Il explique : «  C’est le premier de nos livres importants qui se vend plus en version numérique qu’en grand format imprimé la première semaine… Ce que nous observons aujourd’hui c’est que si un livre obtient de bonnes critiques, l’accélération est plus rapide du côté des achats en numérique que du côté des achats de livres physiques, parce que les gens qui possèdent une liseuse ou une tablette peuvent acheter et se mettre à lire immédiatement.  » «  

Les choses s’accélèrent bel et bien, et il est loin le temps où l’édition électronique semblait ne concerner que certains types de livres, et où l’on pouvait affirmer que jamais rien ne rivaliserait, pour la lecture immersive, avec le livre imprimé.

Les choses s’accélèrent, et la nécessité de changer nos façons de travailler devient une nécessité urgente : il faut non seulement changer, mais il faut changer vite. Pas simplement gérer une évolution progressive, faire évoluer doucement les modes de production, introduire ça et là des modifications, commencer timidement à imaginer de nouveaux modèles économiques, encourager des tests sporadiques. Non. Il y a, il va y avoir, très vite, disruption. C’est peut-être une bonne nouvelle : il est plus difficile de convaincre des professionnels d’intégrer de nouvelles pratiques lorsque la perspective est floue. Comment être bien accueilli en disant : «  Il va falloir que chacun fasse l’effort de particpier à la mise en place d’une filière supplémentaire de production, afin de rendre disponibles chacun des livres que nous produisons à la fois en version imprimée et en version papier. Ce sera difficile, chronophage, cela coûtera cher, et cela ne rapportera pratiquement rien.  »
Si  on vend seulement quelques dizaines de livres numériques, il est évident que quel que soit ce qui se raconte un peu partout sur le coût du livre numérique, le fait d’alimenter, parallèlement à la filière livre imprimée, une filière numérique, ne peut que venir plomber les résultats, chaque livre numérique vendu étant un facteur de coût et non l’inverse. Difficile de susciter l’enthousiasme général dans pareil contexte.

Nous n’en sommes pas, cependant, en France, au même stade que les Américians. Il y a plusieurs raisons à cela, qui devraient devenir caduques assez rapidement :

- Le parc de terminaux de lecture demeure faible.
Même si le PC est très répandu, et que c’est un terminal de lecture privilégié pour quantité de lectures, ce n’est pas sur Pc que nous lirons des romans ou des essais. On ne connaît pas exactement le nombre de liseuses et d’iPad en circulation, mais en croisant des chiffres concernant les ventes de liseuses et les ventes d’iPad, on arrive à quelques dizaines de milliers, ce qui est largement insuffisant pour constituer un marché.

- Aucune liseuse disponible actuellement sur le marché ne dispose d’un accès direct en 3G ou Wifi à des librairies en ligne.
Et on a bien vu, aux Etats-Unis, que c’est cette disponibilité qui a permis le décollage des usages. Le fait de devoir passer par son PC pour alimenter sa liseuse est fastidieux, et supprime l’achat d’impulsion.

- Le catalogue de livres disponibles en numérique demeure restreint
Même s’il s’enrichit chaque jour de nouveaux titres, même si de nombreux éditeurs se sont mis à publier simultannément leurs nouveautés en version imprimée et numérique, même si d’autres ont opté pour une publication nativement numérique, le choix est encore beaucoup trop limité, et il est absolument impératif que ce choix s’accroisse considérablement, pour satisfaire la diversité des lecteurs : que des éditeurs de plus en plus nombreux s’y mettent, tant en ce qui concerne les nouveautés que le fonds qui reste encore largement à numériser.

- Une diversité de canaux de diffusion est nécessaire, qui se met en place progressivement.
Les libraires ont un rôle actif à jouer dans le numérique, certains le font déjà ( Aldus tient une liste à jour ici ), apportant leur savoir-faire, leur talent de prescripteurs, pour faire en sorte que les livres ne soient pas de simples produits d’appel, mais bel et bien soutenus et défendus par des professionnels pour lesquels ils représentent le cœur de leur activité. On attend aussi l’ouverture prochaine du site des libraires, 1001libraires.com, qui offrira la possibilité aux librairies adhérents d’ouvrir un site vitrine ou un site de e-commerce, et intégrera la vente de livres numériques

Avec des liseuses connectées, des appareils (liseuses et tablettes type iPad) vendus en plus grand nombre, la multiplication des points de vente, une offre plus riche, devrait pouvoir être levé à très court terme l’un des principaux freins au changement : l’absence de toute perspective économique, qui rend difficile la motivation.  Et c’est tant mieux, car le tournant 2010 – 2011 s’annonce assez sportif, non ?

The Mongoliad : un monde fictif virtuel partagé massivement multi-lecteurs

mongoliad_w150Mardi 25 mai était dévoilée à San Francisco la version alpha du premier projet de  Subutaï Corporation, une équipe qui regroupe des écrivains, des développeurs, des game-designers et des directeurs artistiques.

Il y a longtemps, depuis la lointaine époque du cédérom, que j’ai l’intuition que c’est via un rapprochement entre les auteurs de l’écrit et le monde du jeu (développeurs, game designers, directeurs artistiques, réalisateurs ) que s’inventeront probablement de nouvelles formes narratives sachant tirer parti des hybridations que les technologies informatiques autorisent, ce que l’on appelait dans les années 90 le multimédia interactif.

La composition de l’équipe de Subutaï Corporation en est l’illustration : les auteurs, issus de l’univers de la SF, de la mouvance post-cyberpunk,  s’entourent de professionnels qui pourraient figurer dans un roman de Douglas Coupland,  l’un architecte de plateformes de jeux massivement multijoueurs, l’autre spécialiste des textures, tous familiers de la 3D et de l’univers du jeu.

Voici comment Subutaï présente son projet, dans un mail adressé à ceux qui se sont inscrits pour la version alpha sur son site :

«  Au centre du dispositif, une aventure médiévale contée par Neal Stephenson, Greg Bear, Nicole Gallan, Mark Teppo et d’autres auteurs renommés, qui se situe à une époque où l’Europe pensait que les hordes mongoles étaient sur le point de détruire son monde, et où une petite bande de mystiques et de combattants essaient de détourner le cours de l’histoire.

Nous avons travaillé de manière avec des artistes, des chorégraphes de combats et d’autres spécialistes des arts martiaux, des programmeurs, des réalisateurs, des game designers, et pas mal d’autres gens pour produire un flux constant de contenu non textuel, para et extra narratif, dont nous pensons qu’il donnera vie à l’histoire d’une manière inédite, et qui ne pourrait pas être envisagée sur un média unique.

Très prochainement, lorsque The Mongoliad contiendra une une masse suffisante de récits et de contenu, nous demanderons aux fans de nous rejoindre pour créer le reste du monde et créer de nouvelles histoires dans celui-ci. C’est là que débutera la partie réellement expérimentale du projet. Nous sommes en train de développer des technologies vraiment «  cool  » pour rendre cela facile et amusant, et nous espérons qu’un grand nombre d’entre vous les utiliseront.

Les gens pourront accéder à The Mongoliad sur le web et via des applcations pour mobile. Nous allons commencer avec l’iPad, l’iPhone, les terminaux sous Androïd, des applis Kindle, et nous ferons probablement plus encore dans un futur proche.  »

Cory Doctorow signale le projet sur boing-boing en ces termes :

«  Il  y a déjà eu quelques expériences notables de mondes partagés en ligne, du vénérable alt.cyberpunk.chatsubo à l’actuel Shadow Unit. Mais on dirait vraiment que ces types de the Mongoliad sont sur le point de charger encore la barque, et de pousser le concept plus loin que personne d’autre auparavant, et qu’ils le font d’une manière que seul le web autorise, impossible à traduire sur le papier.

J’ai vu une démo de The Mongoliad l’autre soir et c’était vraiment très excitant. Il n’y a pas encore grand chose d’accessible au public pour le moment, mais je vous tiendrai au courant.  »

Moi aussi, j’essaierai de vous tenir au courant.

(Via Peter Brantley )