Archives mensuelles : mai 2011

Que vas-tu dire à Editech ?

Oui, Virginie, que vas-tu dire à Editech, cette conférence sur le livre numérique organisée par l’AIE, (Associazione Italiana Editori) ? Que vas-tu dire à cette table ronde qui porte sur la «  vision qu’ont les Européens des grands acteurs mondiaux  » ?

Je vais commencer par citer la déclaration de l’un de ces acteurs mondiaux,  celui qui aujourd’hui domine le marché du livre numérique aux États-Unis et au Royaume-Uni, qui vient d’arriver en Allemagne, et dont l’ouverture dans d’autres pays européens va suivre rapidement. Sur le site d’Amazon, on peut lire : «  Notre vision pour le Kindle, c’est que tout livre imprimé quel qu’il soit, dans n’importe quelle langue, puisse être accessible en 60 secondes de n’importe quel point du globe.  »

Naturellement, un éditeur a un point de vue un peu différent. S’il se réjouit que tous les livres gagnent en accessibilité,  ce qu’il veut surtout, c’est que les livres qu’il publie trouvent leurs lecteurs. Et la perspective d’un revendeur mondial, proposant une offre exhaustive, présentée de la même manière en tous les points du globe ne répond pas nécessairement  à toutes ses attentes.

L’accessibilité, c’est bien. La largeur de l’offre, c’est indispensable. Et les acteurs globaux, qu’il s’agisse d’Amazon, de Google, ou d’Apple, sont d’énormes carrefours d’audience. Mais qu’adviendra-t-il de moi, premier roman d’un inconnu, une fois que ma version numérique sera stockée sur l’un de leurs serveurs, parmi des centaines de milliers d’autres fichiers ? Quelle chance aurai-je que quelqu’un me trouve sans me chercher, me rencontre en déambulant dans les rayons ?  Et si  en plus j’ai le culot d’être un peu étrange, et si je sors des sentiers battus, et si pour me lire il faut être curieux, et si mon pitch n’est pas percutant ? Je risque de rester longtemps tapi bien au chaud dans mon datacenter, sans que jamais personne ne daigne me télécharger.

Aux livres, il faut des passeurs. Il faut des parents qui prennent le temps de lire des albums à leurs enfants, des instits qui rendent magique l’heure de l’histoire, des profs qui bouleversent leur classe à grands coups de littérature, des bibliothécaires qui guident, conseillent, encouragent, écoutent, des amis qui prennent le risque de vous prêter ce livre que vous oublierez de leur rendre. Il faut des critiques et de l’espace pour qu’ils écrivent, des émissions de radio et de télévision pour que nous touche, un soir, la voix ou le visage d’un auteur. Aux livres, il faut des libraires qui vous mettent entre les mains ce titre que vous devez, surtout vous, lire absolument.

Il faut aussi des inconnus qui parsèmeront le web de critiques, de commentaires, de conversations. Des auteurs qui osent l’écriture web, des passionnés qui saturent ma timeline de liens vers un texte inattendu, un poème bien aiguisé, le trailer vidéo d’un bon polar. Il faut des amis-sur-Facebook qui ne sont pas tous mes amis, mais annoncent cette lecture en librairie, la sortie de cette revue, le titre de ce livre qui les a tenus éveillés si tard. Il faut des libraires en ligne qui jonglent avec les nuages de tags, les flux RSS, la géo-localisation, des libraires qui ne laissent pas dormir tranquillement les livres sur les serveurs, qui inventent chaque jour de nouveaux moyens de mettre en avant les titres, choisissent des thématiques, concoctent des dossiers, imaginent des événements.

Bien sûr les plateformes globales nous proposeront la magie de leurs algorithmes, la puissance de leur moteur de recherche, la vitesse de leur affichage, la recommandation fonction de l’observation attentive de notre comportement en ligne. Elles nous diront sans trop se tromper ce que nous avons toutes les chances d’apprécier. Mais sauront-elles nous propulser, lecteurs,  hors de nos zones de confort, là où l’aventure commence ? Sauront-elles propulser les auteurs qui font bouger les lignes ?

Le pari de bien des éditeurs européens, qui se sont efforcés de développer des infrastructures locales pour la distribution numérique, c’est de rendre possible à tous les libraires qui le souhaitent l’accès à la vente de livres numériques. Permettre à d’autres acteurs que les plus gros de développer leur activité en ligne. Combiner la dimension globale qui autorise l’ubiquité et l’immédiateté, avec la présence  locale qui permet l’ancrage, dans les territoires, les villes, partout où vivent des lecteurs.

Bien sûr, je ne dirai sûrement pas ça à Editech. Je ne dis jamais exactement ce que j’ai prévu dans une conférence. Mais vous, au moins, vous saurez.

Longue vie à Red Lemonade

Richard Nash, ancien dirigeant de Soft Skull Press, vient de lancer Red Lemonade.  Qu’est-ce que Red Limonade ? En quoi ce site se différencie-t-il de tant d’autres sites dédiés aux livres ? Est-ce que Richard Nash a véritablement inventé quelque chose ? Il me semble que oui, et je vais essayer d’expliquer pourquoi.

On trouve des livres sur Red Lemonade, les trois premiers livres publiés aux éditions Red Lemonade. L’un, Zazen de Vanessa Veselka sera également publié en France en septembre aux éditions Zanzibar. Ces trois premiers livres donnent le ton à la communauté, car Red Lemonade est avant tout un outil communautaire. D’autres livres suivront, puisés parmi les manuscrits qu’il est possible de consulter sur la plateforme, mais aussi de commenter, d’annoter et de critiquer. Chacun peut charger son manuscrit, ou le charger chapitre par chapitre.

On peut uploader un manuscrit complet, ou des chapitres d’un manuscrit (cette partie est encore en version beta privée). Chacun des membres de la communauté peut ajouter des commentaires, répondre à un commentaire déjà posté. L’idée de Richard Nash est de faire en sorte que le dispositif ainsi créé permette une nouvelle forme d’édition, confiante dans l’intelligence collective, et qui permette de reproduire en ligne ce qui existe bien souvent dans la vie des auteurs : des influences, des conseils, des rencontres intellectuelles, des références partagées, une dynamique créative. On trouve également sur le site des textes issus de revues littéraires qui ont accepté de collaborer au site, des billets qui guident les commentateurs, expliquant comment écrire des contributions constructives. Il est possible de suivre les membres de la communauté que l’on choisit, on accède ainsi à la liste de leurs écrits, qu’il s’agisse de leurs manuscrits ou des textes qu’ils ont commentés.

Pratiquement tous les ingrédients de ce site existent déjà ailleurs, ce sont ceux de ce que l’on décrit lorsque l’on évoque la «  lecture sociale  » : annotations et commentaires partagés, liens vers les réseaux sociaux. Ce sont ceux que le web 2.0 (comme ça sonne ancien, déjà, cette expression…) a banalisés, avec la possibilité d’uploader un fichier, d’éditer son profil, de modifier un contenu facilement. Ce que je n’avais jamais vu ailleurs, c’est l’agencement de tous ces éléments ensemble et cette notion d’édition contributive, cette confiance faite à l’intelligence et au talent, et la possibilité que ce travail collectif autour du travail initial d’auteurs bien identifiés, auquel chaque texte est rattaché, débouche sur le publication de livres. Qui décide qu’un manuscrit parmi tous les autres sera publié ? L’éditeur qui héberge et anime la plateforme. Pour Red Lemonade, c’est Richard Nash. Comme l’explique un membre de la communauté dans les FAQ, à tout moment Richard Nash peut «  taper sur l’épaule  » de l’un des auteurs qui a chargé son texte sur RL, et lui proposer de le publier. Mais l’auteur ne cède aucun droit en chargeant simplement son manuscrit sur la plateforme, et peut parfaitement, s’il en a l’opportunité, signer avec un autre éditeur.

À celui qui lui demande pourquoi les gens iraient acheter un livre qu’ils peuvent lire gratuitement en ligne, Richard Nash répond ceci :

Nous croyons que si un lecteur est si touché par ce que vous écrivez qu’il a passé quinze heures sur le site à le lire, il y a de bonnes chances qu’il souhaitera l’acheter lorsqu’il sortira en version imprimée. En fait, je dirais même qu’il ne se contentera pas de l’acheter, il dira à ses amis de l’acheter, mourra d’envie de vous rencontrer, et fera toutes sortes de choses qui valent bien plus que le prix d’un livre de poche. Souvenez-vous que la principale chose dont vous avez besoin, en tant qu’auteur, ce n’est pas de l’argent du lecteur, mais de son temps, et pas du temps au rabais, mais du sérieux, de la solitude, de l’attention, qu’il laisse votre voix envahir  son esprit pendant quinze heures ou plus (…) Tout ce qu’il y a à dire, c’est que nous pensons que de donner accès au texte complet de votre œuvre sur ce site augmentera votre audience, améliorera vos chances de publication dans d’autres formats, et augmentera le nombre de livres que vous vendrez dans ces formats.

Avant d’ouvrir Red Lemonade, Richard Nash parlait de son projet qu’il nommait Cursor, et je n’arrivais pas bien à faire le lien entre Cursor et Red Lemonade. La lecture du blog de Richard Nash ne me permettant pas d’éclaircir cette question, je lui ai demandé par mail de m’expliquer. En réalité, Cursor est le nom de la plateforme qui a été créée, et Red Lemonade est le premier éditeur à utiliser cette plateforme. L’idée de Richard Nash est de proposer cette plateforme nommée Cursor, pour permettre à des éditeurs ou à des personnes qui désirent monter une maison d’édition, ou à des gens qui animent déjà des communautés en ligne et qui désirent publier des livres, de se doter d’une plateforme semblable, d’en modifier l’aspect, et de se lancer dans un projet utilisant les mêmes fonctionnalités, mais avec leur propre sensibilité, qui attirera à chaque fois des auteurs différents, et des lecteurs / commentateurs / éditeurs différents. Il est donc possible d’obtenir une licence d’utilisation, et d’ouvrir sa propre plateforme, en utilisant la même technologie que Red Lemonade.

Cette initiative est à suivre de près. Elle est beaucoup plus radicale que celle qui consiste pour un éditeur à publier ses livres en version numérique, ou même à publier des livres directement et exclusivement en numérique. Elle inaugure une nouvelle forme d’exercice de la fonction d’éditeur, qui s’appuie sur ce que le numérique change dans la relation entre auteur et lecteur, qui associe l’expertise des lecteurs contributeurs au processus de sélection des œuvres, un changement qui me semble bien plus fondamental que le changement de support de lecture qui occupe tant les esprits aujourd’hui.

En complément à ce billet, j’ai traduit un texte dans lequel Richard Nash explique les idées qui ont inspiré son projet.

Richard Nash : lancement de Red Lemonade

Voici le texte que Richard Nash a publié au moment du lancement du site Red Lemonade

Version originale en anglais.

Vingt sept mois après mon départ de Soft Skull, mon petit dernier vient de venir au monde : Red Lemonade a poussé son premier cri lundi matin.
C’est le premier des 50 000 maisons d’édition que Cursor va équiper dans les années qui viennent.
Voyez-vous, lorsque j’ai quitté Soft Skull les gens me disaient : «  Est-ce que tu vas lancer un nouveau Soft Skull ?  ». Et je répondais : «  Non, le monde a déjà Soft Skull, il n’a pas besoin d’en avoir un second. En fait, le monde n’a pas besoin d’une maison d’édition indépendante de plus. Il a besoin de 50 000 maisons d’édition supplémentaires.  »
Alors, maintenant que Red Lemonade est ouvert à tous les utilisateurs, ce qui est essentiel c’est que les éditeurs indépendants, ou bien ceux qui veulent lancer une nouvelle maison, ou ceux qui animent une communauté sur le web et aimeraient que cette communauté puisse publier des livres, s’adressent à moi, parce que Cursor est fait pour vous.
Mais Red Lemonade est une communauté, dont je suis membre moi-même, et j’ai bien sûr un faible pour elle. Alors voici mes premiers vœux à la communauté de Red Lemonade.

Le monde de l’édition est confronté à la triste réputation qui lui a été faite d’être réactionnaire et luddite, et ses habitants connus surtout pour être réticents envers la technologie et ses innovations. C’est vraiment injuste, car l’édition est en réalité au centre de deux révolutions sociales majeures qui ont considérablement modifié son statu quo ante.

La première, l’imprimerie, nous le savons et le comprenons tous dans une certaine mesure,  mais permettez-moi de rappeler à toutes les parties concernées, en saluant  Clay Shirky, que l’invention de l’imprimerie a bouleversé l’ordre établi, religieux  et politique d’une manière que ni la radio, ni la télévision n’ont jamais pu reproduire, ces médias ayant été rapidement cooptés  à des fins de propagande par les les pouvoirs économique et politique, ceux d’hier et d’aujourd’hui.

La seconde,  on en parle rarement, c’est celle du commerce : les libraires ont été les premiers commerçants à faire passer les produits qu’ils vendaient de l’autre côté du comptoir, à les présenter sur des étagères accessibles aux clients, afin que ceux-ci aient la possibilité de les voir, de les toucher, d’en prendre connaissance. L’approche «  centrée sur le consommateur  » s’est inventée dans les librairies.

Ainsi, l’apparent radicalisme du projet Cursor, qui s’incarne ici dans Red Lemonade, ne s’oppose pas à l’esprit historique du monde de l’édition, mais entre en résonance avec.  S’opposer à la technologie est aux antipodes du commerce des livres, parce que qu’est-ce qu’un livre sinon de la technologie, une technologie qui a été lissée ert comme poncée par son contact répété avec la société humaine et est ainsi la technologie la plus confortable que nous possédions, aussi évidente que les vêtements créés par les métiers à tisser.
Si j’évoque les métiers à tisser c’est pour une raison bien précise, c’est parce que c’est la Révolution Industrielle qui a produit la grande rupture qui afflige aujourd’hui le monde de l’édition, l’abandon d’un mode de production / consommation artisanal, au profit d’un mode industriel, qui a rendu l’acte hautement social de la lecture / écriture accessible à presque tous, en tout cas à ceux qui étaient alphabétisés (une exception significative, bien sûr), puis l’a déchiré et séparé. Auteurs séparés des lecteurs, auteurs séparés des autres auteurs, lecteurs séparés des autres lecteurs. Atomisés. Et cela a créé un système d’autant plus profitable, en raison de l’implacable logique des économies d’échelle, que les auteurs existaient en moins grand nombre, d’autant plus profitable que les différentes phases de production et de distribution pouvaient être réparties entre des entités et des individus spécialisés, aucun ne comprenant ce que faisaient les autres,  un modèle de production Fordiste combiné avec un modèle de gestion Sloaniste.

Nous avons tendance à parler du modèle de l’édition de ces cent dernières années comme s’il était un modèle parfait, mais regardez les maisons d’éditions indépendantes qui se sont montées ces vingt dernières années, publiant des gagnants du National Book Award, des gagnants du Pulitzer, des prix Nobel. Que serait-il arrivé à ces livres auparavant ? Ils n’auraient jamais été publiés ! Ils. N’étaient. Pas. Publiés. Bien sûr certains l’étaient, mais beaucoup ?  Nous ne saurons jamais combien de magnifiques œuvres de culture n’auront jamais été publiées par ces hommes en costume de tweed qui ont tenu les rênes de l’édition au siècle passé, et ce n’est pas parce qu’ils ont publié certains bons livres qu’ils n’ en ont pas ignoré beaucoup plus d’excellents.

Ainsi nous allons restaurer, pensons nous, l’équilibre naturel de choses, l’écosystème de l’écriture et de la lecture. Les auteurs lisent. Les lecteurs écrivent. Les pages «  à propos de  » et FAQ décrivent et élaborent comment nous allons faire cela – les livres parlent d’eux-mêmes, comme ils ont toujours fait. Vous aurez des questions auxquels ces pages ne répondront pas, alors contactez-nous. Nous ne prétendons pas posséder toutes les réponses mais nous allons organiser et faire face à d’importantes questions ; Comment allons nous nous servir de notre intelligence collective pour prendre de meilleures décisions d’éditeur ? Comment pouvons-nous assurer l’encadrement et des conseils tout en évitant le copinage ? Comment pouvons-nous exploiter la puissance de l’éditeur de talent ? Comment peut-on débloquer plus de la haute valeur que les livres créent dans notre société, de sorte que nous puissions tous lire et écrire mieux ?

C’est vous qui avez les réponses, pas moi. Le site possède quantité de mécanismes de feedback, vous pouvez les utiliser pour commenter, vous pouvez commenter cet article, commenter un manuscrit, vous pouvez initier une conversation, répondre aux commentaires, vous pouvez voir à quoi nous ressemblons, écouter comment nous sonnons, vous pouvez trouver nos noms et nos adresses email, nous écouterons, nous répondrons, qu’il s’agisse de questions techniques, administratives ou culturelles et ensemble nous allons replacer les livres au point le plus haut, et à nouveau transformer les relations sociales, et à nouveau lancer des révolutions.