Oui, Virginie, que vas-tu dire à Editech, cette conférence sur le livre numérique organisée par l’AIE, (Associazione Italiana Editori) ? Que vas-tu dire à cette table ronde qui porte sur la « vision qu’ont les Européens des grands acteurs mondiaux » ?
Je vais commencer par citer la déclaration de l’un de ces acteurs mondiaux, celui qui aujourd’hui domine le marché du livre numérique aux États-Unis et au Royaume-Uni, qui vient d’arriver en Allemagne, et dont l’ouverture dans d’autres pays européens va suivre rapidement. Sur le site d’Amazon, on peut lire : « Notre vision pour le Kindle, c’est que tout livre imprimé quel qu’il soit, dans n’importe quelle langue, puisse être accessible en 60 secondes de n’importe quel point du globe. »
Naturellement, un éditeur a un point de vue un peu différent. S’il se réjouit que tous les livres gagnent en accessibilité, ce qu’il veut surtout, c’est que les livres qu’il publie trouvent leurs lecteurs. Et la perspective d’un revendeur mondial, proposant une offre exhaustive, présentée de la même manière en tous les points du globe ne répond pas nécessairement à toutes ses attentes.
L’accessibilité, c’est bien. La largeur de l’offre, c’est indispensable. Et les acteurs globaux, qu’il s’agisse d’Amazon, de Google, ou d’Apple, sont d’énormes carrefours d’audience. Mais qu’adviendra-t-il de moi, premier roman d’un inconnu, une fois que ma version numérique sera stockée sur l’un de leurs serveurs, parmi des centaines de milliers d’autres fichiers ? Quelle chance aurai-je que quelqu’un me trouve sans me chercher, me rencontre en déambulant dans les rayons ? Et si en plus j’ai le culot d’être un peu étrange, et si je sors des sentiers battus, et si pour me lire il faut être curieux, et si mon pitch n’est pas percutant ? Je risque de rester longtemps tapi bien au chaud dans mon datacenter, sans que jamais personne ne daigne me télécharger.
Aux livres, il faut des passeurs. Il faut des parents qui prennent le temps de lire des albums à leurs enfants, des instits qui rendent magique l’heure de l’histoire, des profs qui bouleversent leur classe à grands coups de littérature, des bibliothécaires qui guident, conseillent, encouragent, écoutent, des amis qui prennent le risque de vous prêter ce livre que vous oublierez de leur rendre. Il faut des critiques et de l’espace pour qu’ils écrivent, des émissions de radio et de télévision pour que nous touche, un soir, la voix ou le visage d’un auteur. Aux livres, il faut des libraires qui vous mettent entre les mains ce titre que vous devez, surtout vous, lire absolument.
Il faut aussi des inconnus qui parsèmeront le web de critiques, de commentaires, de conversations. Des auteurs qui osent l’écriture web, des passionnés qui saturent ma timeline de liens vers un texte inattendu, un poème bien aiguisé, le trailer vidéo d’un bon polar. Il faut des amis-sur-Facebook qui ne sont pas tous mes amis, mais annoncent cette lecture en librairie, la sortie de cette revue, le titre de ce livre qui les a tenus éveillés si tard. Il faut des libraires en ligne qui jonglent avec les nuages de tags, les flux RSS, la géo-localisation, des libraires qui ne laissent pas dormir tranquillement les livres sur les serveurs, qui inventent chaque jour de nouveaux moyens de mettre en avant les titres, choisissent des thématiques, concoctent des dossiers, imaginent des événements.
Bien sûr les plateformes globales nous proposeront la magie de leurs algorithmes, la puissance de leur moteur de recherche, la vitesse de leur affichage, la recommandation fonction de l’observation attentive de notre comportement en ligne. Elles nous diront sans trop se tromper ce que nous avons toutes les chances d’apprécier. Mais sauront-elles nous propulser, lecteurs, hors de nos zones de confort, là où l’aventure commence ? Sauront-elles propulser les auteurs qui font bouger les lignes ?
Le pari de bien des éditeurs européens, qui se sont efforcés de développer des infrastructures locales pour la distribution numérique, c’est de rendre possible à tous les libraires qui le souhaitent l’accès à la vente de livres numériques. Permettre à d’autres acteurs que les plus gros de développer leur activité en ligne. Combiner la dimension globale qui autorise l’ubiquité et l’immédiateté, avec la présence locale qui permet l’ancrage, dans les territoires, les villes, partout où vivent des lecteurs.
Bien sûr, je ne dirai sûrement pas ça à Editech. Je ne dis jamais exactement ce que j’ai prévu dans une conférence. Mais vous, au moins, vous saurez.