Archives mensuelles : octobre 2007

Objets imprimés sans qualités

livrestas.jpgDans son intervention lors du forum «  pour une nouvelle dynamique de la chaîne du livre  » à la SGDL cet après-midi. Roger Chartier s’inquiète pour ce qu’il nomme «  les objets imprimés sans qualités  ». Que signifie cette expression, qui fait penser à la fois aux OVNI et à Musil ? Il rappelle la double vocation des bibliothèques, conserver et rendre accessibles les livres, et se demande si la tentation ne sera pas forte, une fois les collections numérisées, de simplement substituer aux ouvrages papier originels le fichier issu de leur numérisation. Et s’il parle d’objets imprimés «  sans qualités  », c’est pour attirer notre attention sur le fait qu’il n’y a pas à s’inquiéter pour les originaux anciens, fameux, fragiles, qui sont l’objet de toutes les attentions : ils ne risquent pas d’être délaissés, et la numérisation permet à la fois de les protéger et de les rendre accessibles. Non, les livres menacés de disparition, sont bel et bien les «  objets imprimés sans qualités  », ni des chef d’œuvres, ni des objets précieux, mais des documents stables témoignant de l’état d’une pensée à un moment donné, non seulement par leur texte mais par l’ensemble de leurs caractéristiques : couverture, format, mise en page, typographie, quatrième de couverture, qualité du papier etc.

Roger Chartier exprimait déjà cette idée, (mais n’utilisait pas encore cette belle expression) en 2001 lors du colloque virtuel text-e :

«  (…) la conversion électronique de tous les textes dont l’existence ne commence pas avec l’informatique ne doit aucunement signifier la relégation, l’oubli ou, pire, la destruction des manuscrits ou des imprimés qui auparavant les ont portés. Plus que jamais, peut-être, une des tâches essentielles des bibliothèques est de collecter, protéger, recenser et rendre accessibles les objets écrits du passé. Si les œuvres qu’ils ont transmises n’étaient plus communiquées, voire même si elles n’étaient plus conservées que dans une forme électronique, le risque serait grand de voir perdue l’intelligibilité d’une culture textuelle identifiée aux objets qui l’ont transmise. La bibliothèque du futur doit donc être ce lieu où seront maintenues la connaissance et la fréquentation de la culture écrite dans les formes qui ont été et sont encore majoritairement les siennes aujourd’hui.  »

Ne pas s’imaginer que les «  Objets digitaux avec ou sans qualités  » issus de la numérisation ne poseront pas eux aussi des problèmes de conservation… Bruno Racine, Président de la BNF, qui est intervenu dans le débat précédent l’a rappelé : dans le chantier qui s’annonce (numérisation de 300 000 ouvrages), une part non négligeable du travail consiste à rendre pérennes les fichiers obtenus.

Et, pour rebondir sur le propos de R. Chartier, qui soutient que le livre électronique n’est pas une «  simple déclinaison sur un autre support  » du livre, je vous propose d’essayer de remplacer, dans l’extrait qui suit, le livre que tient Agathe par un livre électronique, affiché dans une liseuse : l’extrait ne fonctionne plus. Ulrich n’est plus en mesure de «  reconnaître le volume  » :

“D’où tires-tu cela ?” demanda Ulrich avec curiosité. Alors seulement, il vit entre les mains d’Agathe un livre qu’elle avait trouvé dans sa bibliothèque. […] Ulrich reconnut alors le volume et sourit, tandis qu’Agathe répondait enfin : “De tes livres”.
(Robert Musil – L’homme sans qualités)

fracture numérique

Deux témoignages me frappent lors du forum «  Pour une nouvelle dynamique de la chaîne du livre  », cet après-midi à la SGDL. Un peu en marge du débat qu’il modère, Pierre Assouline indique que depuis deux ans à peu près, à Sciences Po où il enseigne, il n’a plus en face de lui les visages de ses étudiants, mais une forêt de capots d’ordinateurs. Tous ses étudiants sans exception sont équipés, et prennent directement des notes sur leur portable. A peine a-t-il fini de poser une question qu’ils googueulisent immédiatement ses termes pour fournir la réponse trouvée dans Wikipedia.

Dans l’assistance, Benjamin Renaud,  enseignant-chercheur en musicologie tient à préciser qu’à Paris VIII, il a toujours bien en face de lui des visages : ses étudiants ne sont pas équipés. Rue St Guillaume / St Denis : la fracture numérique se confond avec le Boulevard Périphérique, mais ça, on s’en doutait un peu.

La deuxième fracture numérique est moins visible : elle se situe, parmi les étudiants équipés, entre ceux qui vont accéder rapidement à quelques notions leur permettant d’utiliser à meilleur escient des (et non pas un) moteurs de recherche, et d’accéder au Web au delà des trois premiers résultats ramenés par Google… Souhaitons que ceux de Paris VIII puissent rapidement et simultannément réduire ces deux fractures : celle de l’équipement, et celle de la connaissance.

le corps-livre

f_bon-arsenal1.jpgLe mur blanc, le son de la voix, le corps de celui qui parle, agité parfois un peu, le pied qui tape, la main qui s’élève. Le texte est inscrit sur des feuilles de papier, il tient les feuilles à la main, il lit le texte inscrit sur les feuilles. Il choisit entre quels mots poser la suspension de la respiration, le texte respire, il respire la peur.
Sans images. Juste le corps qui se détache devant le mur. Juste la voix qui porte la force des mots. Juste nos corps autour, immobiles, à l’écoute.

La voix monte, habitée : il faut, pour mobiliser notre chétive attention, il faut que la voix tende et retende sans cesse le fil, il faut le rythme dans l’intonation et l’énergie du corps entier qui dit le texte, pour que nous écoutions encore et encore.

La lecture va s’achever, il jette les feuillets et n’en garde qu’un seul à la main, le dernier, il lit la fin du texte et sitôt jeté le dernier mot se détend et sourit.

Ce serait l’envers indispensable de l’ASCII, des microformats, des widgets, des blogs, des bibliothèques virtuelles, des podcasts : la rencontre, la présence, le petit nombre, le regard, le renoncement provisoire à l’ubiquité, au contraire, le choix d’être là et pas ailleurs, son choix à lui d’auteur qui dit lui-même son texte ce jour là à cet endroit là, notre choix à nous qui venons l’écouter, du temps dédié à une seule voix, à un instant singulier de poésie.

« books by the greats, blogged by you »

Comment traduire en conservant l’assonnance ? «  Ecrits par les plus grands, blogués par vous  », sauf qu’en français on n’utilise pas le terme bloguer dans ce sens, avec un complément d’objet direct. Pour nous, bloguer, c’est «  tenir un blog  ». C’est encore tout un événement, finalement, pas besoin d’objet direct, on n’en est pas encore à préciser ce dont on parle, le fait d’en parler sur un blog constitue encore le fait essentiel. Donc,  on dirait plutôt : «  Ecrits par les plus grands, commentés par vous  ». C’est la «  baseline  » (mmm… le slogan ?) choisie par Penguin pour le blog qu’ils ont ouvert permettant à tout un chacun de déposer des commentaires sur les ouvrages de sa collection de classiques en livre de poche.

PersonaNonData critique ainsi ce site (traduction maison) :

«  Il a ouvert il y a quelques mois mais pour l’instant cette expérimentation intéressante ressemble à un site sur lequel les lecteurs soumettraient des critiques d’ouvrages. Quelques commentaires sont parfois attachés aux critiques, mais le site semble échouer à capturer l’esprit et la spontanéité que le «  blogging  » pourrait engendrer. Le blogging peut être anarchique, et ce que l’on pourrait s’attendre à voir sur ce projet c’est : quelqu’un démarrant une conversation ou une interaction à partir d’un livre qu’il a lu. Ce qu’il a ressenti, ce qu’il n’a pas compris, ce qui s’est passé le jour où il l’a lu et qui restera attadché au souvenir de ce livre… .
Je pense que Penguin devrait se dégrafer un peu…  »

C’est vrai. en même temps, j’ai envie de donner un coup de chapeau aux concepteurs du site, d’une grande clarté et simplicité d’utilisation. Les commentaires n’ont pas ce ton très vivant de ceux que l’on trouve sur les vrais blogs écrits par des vrais gens, ni sur Library Thing… Est-ce parce qu’ils sont en réalité alimentés par des «  faux gens  », soit des gens de chez Penguin ? Est-ce parce que les commentaires ayant un ton trop relâché où comportant des notations personnelles sont filtrés ? On aimerait en savoir plus. Ce type de site relance toutes les questions que le web2.0 nous pose de la manière la plus insistante, concernant l’autorité (au sens de «  faire autorité  »), la position d’auteur, l’intelligence collective, le contenu généré par les utilisateurs…

Et vous, qu’en pensez-vous ?

Amazon, la référence ?

Ce matin, mon agrégateur voit double, et en plus, il est bilingue… Je trouve pratiquement la même formulation dans deux articles, l’un en anglais , l’autre en français. Ils ne parlent pas du même site, aussi il ne s’agit évidemment pas de citation ou de la propagation d’une même info. C’est cela qui attire mon attention.
La Feuille commente en ces termes la nouvelle version du site de La Fnac : «  Intéressant les flux RSS de la Fnac (par Genre et par Nouveautés ou Coups de coeur des libraires).
On est encore loin de ce que propose Amazon, mais bon.  »

Read/Write Web titre : Barnes & Noble .com Re-Designed : Adds some Web 2.0 Elements, But Still Far Behind Amazon.com.

«  On est encore loin de ce que propose Amazon  », «  But Still Far Behind Amazon.com  »… Décidément, Amazon demeure une référence forte en ce qui concerne l’innovation dans la mise en ligne et l’animation d’un catalogue de livres. Si je me suis parfois divertie de quelque prescription automatique non pertinente de ce site, j’avoue que j’ai passé de longs moments, lorsque je devais moi-même concevoir des interfaces pour des sites d’éditeurs, à observer et décortiquer le site d’Amazon. Les designers peuvent faire la grimace (lorsque je le montre à des étudiants, ils prennent leur air ennuyé et patient avec la prof) : ce site qui n’est pas sans défaut, est réellement «  centré utilisateur  » et surtout se réinvente en permanence, ajoutant régulièrement des fonctionnalités, des services, qui tous font preuve d’une capacité importante à proposer des usages qui sont autant de valeur ajoutée pour l’utilisateur. Maintenant, en ce qui concerne le livre, je regarde aussi du côté de Library Thing et de quelques autres.
Comme si certains avaient compris et intégré avant les autres, mais également plus profondément, les changements induits par la généralisation des accès internet et l’augmentation de la puissance des machines grand public, quelles qu’elles soient. Le changement de paradigme que Jeremy Rifkin décrit comme le passage de l’âge de la propriété à celui de l’accès a été intégré et comme «  digéré  » par certains, alors qu’il fait tout doucement son chemin ailleurs. Tout doucement…