Dans son intervention lors du forum « pour une nouvelle dynamique de la chaîne du livre » à la SGDL cet après-midi. Roger Chartier s’inquiète pour ce qu’il nomme « les objets imprimés sans qualités ». Que signifie cette expression, qui fait penser à la fois aux OVNI et à Musil ? Il rappelle la double vocation des bibliothèques, conserver et rendre accessibles les livres, et se demande si la tentation ne sera pas forte, une fois les collections numérisées, de simplement substituer aux ouvrages papier originels le fichier issu de leur numérisation. Et s’il parle d’objets imprimés « sans qualités », c’est pour attirer notre attention sur le fait qu’il n’y a pas à s’inquiéter pour les originaux anciens, fameux, fragiles, qui sont l’objet de toutes les attentions : ils ne risquent pas d’être délaissés, et la numérisation permet à la fois de les protéger et de les rendre accessibles. Non, les livres menacés de disparition, sont bel et bien les « objets imprimés sans qualités », ni des chef d’œuvres, ni des objets précieux, mais des documents stables témoignant de l’état d’une pensée à un moment donné, non seulement par leur texte mais par l’ensemble de leurs caractéristiques : couverture, format, mise en page, typographie, quatrième de couverture, qualité du papier etc.
Roger Chartier exprimait déjà cette idée, (mais n’utilisait pas encore cette belle expression) en 2001 lors du colloque virtuel text-e :
« (…) la conversion électronique de tous les textes dont l’existence ne commence pas avec l’informatique ne doit aucunement signifier la relégation, l’oubli ou, pire, la destruction des manuscrits ou des imprimés qui auparavant les ont portés. Plus que jamais, peut-être, une des tâches essentielles des bibliothèques est de collecter, protéger, recenser et rendre accessibles les objets écrits du passé. Si les œuvres qu’ils ont transmises n’étaient plus communiquées, voire même si elles n’étaient plus conservées que dans une forme électronique, le risque serait grand de voir perdue l’intelligibilité d’une culture textuelle identifiée aux objets qui l’ont transmise. La bibliothèque du futur doit donc être ce lieu où seront maintenues la connaissance et la fréquentation de la culture écrite dans les formes qui ont été et sont encore majoritairement les siennes aujourd’hui. »
Ne pas s’imaginer que les « Objets digitaux avec ou sans qualités » issus de la numérisation ne poseront pas eux aussi des problèmes de conservation… Bruno Racine, Président de la BNF, qui est intervenu dans le débat précédent l’a rappelé : dans le chantier qui s’annonce (numérisation de 300 000 ouvrages), une part non négligeable du travail consiste à rendre pérennes les fichiers obtenus.
Et, pour rebondir sur le propos de R. Chartier, qui soutient que le livre électronique n’est pas une « simple déclinaison sur un autre support » du livre, je vous propose d’essayer de remplacer, dans l’extrait qui suit, le livre que tient Agathe par un livre électronique, affiché dans une liseuse : l’extrait ne fonctionne plus. Ulrich n’est plus en mesure de « reconnaître le volume » :
“D’où tires-tu cela ?” demanda Ulrich avec curiosité. Alors seulement, il vit entre les mains d’Agathe un livre qu’elle avait trouvé dans sa bibliothèque. […] Ulrich reconnut alors le volume et sourit, tandis qu’Agathe répondait enfin : “De tes livres”.
(Robert Musil – L’homme sans qualités)