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Au Hackathon des éditeurs du Grand Est

 

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Samedi 21 avril, 14h. Strasbourg est brûlante. Le taxi hésite entre les bâtiments  qui s’élèvent le long de la presqu’ile André Malraux. Lorsque j’entre au Shadok,  tout à la fois fablab, café restaurant, espace de coworking,  Michel Ravey, co-responsable de l’atelier numérique à la HEAR, la Haute Ecole des Arts du Rhin,   achève son intervention, dont les 45 mn de retard du TGV m’auront privée. Les équipes,  qui participent  au 1er Hackathon des Éditeurs du Grand Est, accompagnées par des étudiants de la HEAR, se remettent au travail. L’événement est organisé par la Médiathèque André Malraux  avec le soutien de la CIL, de Numered Conseil et la participation des étudiants de la HEAR.

C’est avec grand plaisir que j’ai accepté l’invitation de Frank Queyraud, en charge de la Médiation Numérique à la Médiathèque située juste à côté, à participer au jury. J’ai développé avec  Franck ce lien inédit, que le web a inventé, de familiarité électronique  : chacun a parfois été lire le blog de l’autre, nous nous suivons depuis bien longtemps sur Instagram, partageant des instants prélevés au gré de nos déplacements quotidiens. Les quelques fois où j’ai rencontré Franck IRL, c’est à l’occasion de réunions rassemblant l’ensemble des parties prenantes du projet PNB  (Prêt Numérique en Bibliothèque) au Ministère de la Culture.

Six équipes travaillent chacune sur leur projet :

– Les Éditions du Long Bec
La Nuée Bleue
Le Cosmographe Editions
2024
Le Centre de Créations pour l’Enfance
– Père Fouettard

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Pour quelques uns, c’est un premier contact avec les problématiques liées à l’édition numérique. D’autres sont plus familiers avec ces questions. La diversité des projets et les directions prises reflètent bien les interrogations, maintes fois discutées dans les colonnes de ce blog, sur «  ce que le numérique fait aux livres.  »

Il y a dix ans, le terme «  multimédia  », qui avait représenté la quintessence de la modernité dans les années 90,  avait pris un sérieux coup de vieux et cédé le pas à une rivalité confuse entre les adjectifs «  numérique  » et «  digital  ». Ce terme de multimédia devrait probablement trouver une seconde jeunesse. Il désigne en effet très convenablement des objets hybrides, intégrant texte, image fixe ou animée, éléments audio, interactivité. Etonnamment, ce ne sont ni l’image animée ni l’interactivité qui sonnent le signal de ce retour probable de l’usage du terme multimédia, mais plutôt l’audio.

Dans ce hackathon, l’audio – musique, voix, bruits – a une forte présence dans la plupart des projets. Au terme de la délibération qui suit la présentation de ceux-ci par chacune des équipes, notre jury finit , après bien des discussions,  par récompenser celui des Éditions du Long Bec, un projet de BD sonore enrichie.

Une étudiante de la HEAR, Eric Catarina (fondateur des éditions du Long Bec), Roger Seiter (scénariste BD),  Thomas Pineau (Audio Picture)

Une étudiante de la HEAR, Eric Catarina (fondateur des éditions du Long Bec), Roger Seiter (scénariste BD), Thomas Pineau (Audio Picture)

Une BD sonore enrichie ? L’équipe s’explique :

«  L’idée de départ est posée, mais un long travail de réflexion et de recherche commence. (…)

« Comment adapter une BD, écrite pour un support papier, vers un format numérique ? »
Nous avons pris le parti de l’audio, avec des comédiens pour jouer les personnages et une mise en scène sonore. L’interaction avec l’auditeur/utilisateur se fait grâce à un système de notifications lors de l’écoute. Lorsque l’histoire comporte une scène en parallèle de la scène écoutée, l’appareil vibre et l’histoire continue quand l’auditeur/utilisateur déverrouille la notification pour regarder la scène annexe. Le challenge sera de ne pas perturber l’écoute avec le visuel.
Cette BD sonore enrichie sera une adaptation de la bande dessinée l’Or de Morrison. Un western dans l’ouest américain.

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Je me souviens avoir souvent joué, dans des débats au sujet des livres numériques, le rôle de  «  l’empêcheuse de rêver en rond  », rappelant qu’en ce qui concerne le fait «  d’augmenter les livres  », rien n’était plus puissant que notre imagination, et que c’est justement là que réside la magie des livres, dans le fait que des caractères disposés sur une page ou affichés sur un écran ont la capacité de nous transporter aussi efficacement dans l’univers de tel auteur ou dans la pensée de tel autre. Mes expériences dans le «  multimédia  » des années 90 m’avaient convaincue que les livres interactifs, augmentés  sont bien plus amusants pour ceux qui les fabriquent  (oui, on s’est drôlement bien amusés à l’époque…), que pour ceux qui les utilisent… En dehors de quelques projets ludo-éducatifs, l’usage de ces objets multimédia ne s’est jamais réellement imposé.

Mais de même qu’il a fallu sortir, en ce qui concerne la réflexion sur la lecture numérique, du «  ceci va remplacer cela  », et développer une appréhension plus fine, plus nuancée, plurielle, ouverte de la manière dont allaient évoluer les pratiques de lecture  à «  l’ère du numérique  »,  de même il est peu pertinent de figer la réflexion sur les destins numériques des livres de toutes sortes.

Donner à lire des versions numériques des livres, en proposant une expérience de lecture de bonne qualité quel que soit le terminal choisi par l’utilisateur, est l’une des étapes que doit finir de franchir le monde de l’édition. Mais cela ne doit pas nous empêcher de savoir accueillir de nouvelles propositions narratives, de proposer des expériences inédites, d’explorer les technologies, d’expérimenter de nouvelles formes : comment ouvrir la voie de l’innovation si l’on commence par en figer toute possibilité en décrétant la supériorité éternelle du texte sur tous les autres moyens d’expression ?

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La visite guidée de la médiathèque voisine que nous a  proposé Franck renforce ce propos. Si Ruedi Baur a rendu le texte omniprésent sur les façades du bâtiment, on découvre vite au fil de la visite que celui-ci abrite toutes sortes d’images comme les illustrations présentées dans la très belle exposition Les Maîtres de l’imaginaire , ainsi que des expériences interactives et des expérimentations comme celles présentées dans  le cabinet de curiosités numériques où le projet DataPrint de livres algorithmiques imprimés de l’atelier de Communication graphique de la HEAR me séduit tout particulièrement.

En définitive, ce sont les utilisateurs qui décident. Ce sont eux qui adoptent ou rejettent, s’agrégeant parfois en tribus pour créer des niches et permettre à des propositions d’exister à bas bruit, tandis que d’autres sont massivement plébiscitées. Ce sont eux, les utilisateurs, (vous, moi…)  qui font le dernier tri entre les idées une fois réalisées, alors que c’est sur des idées que l’on doit se décider à développer un projet, à un stade où il est difficile de les évaluer.

L’idée dont chacun rêve, celle qui positionne celui qui la développe dans le calme d’un «  océan bleu  », ressemble souvent, dit-on, à une mauvaise idée. C’est une très bonne idée qui à l’air d’une très mauvaise idée, d’une idée sans intérêt. C’est pour cela que très peu de monde s’y intéresse, que quasiment personne ne souhaite la développer. Mais c’est une bonne idée, et qui sait voir la bonne idée là où tout le monde hausse les épaules, va pouvoir la développer sans être dérangé.

Les idées dont il faut se garder, ce sont les fausses bonnes idées : les mauvaises idées déguisées en bonnes idées. Elles se soldent immanquablement par un échec, à la mesure de l’enthousiasme  déraisonnable qu’elles ont suscité, échec dont il faut tâcher de prendre conscience le plus tôt possible.

Certaines  bonnes idées la jouent à la régulière, ces bonnes idées ont l’air de ce qu’elles sont : de bonnes idées. Celles-là sont dans l’air, chacun peut vouloir s’en saisir. Librement partagées, la réussite de ceux qui décident de les développer réside dans la qualité de leur exécution.

Et il existe aussi, bien heureusement, quantité d’autres sortes d’idées, ni bonnes ni mauvaises, des idées inclassables, dérangeantes, floues, lumineuses ou obscures, des idées qui fusent ou qui fuient, des idées fragiles toujours au bord de l’évanouissement, des idées arrêtées ou des idées en l’air.

Dans un hackathon, on tend à valoriser le protoypage, le fait de tester une idée (plutôt que de chercher à l’évaluer à l’infini… ) en en réalisant une partie, même sommairement, même avec les moyens du bord. C’est ce qu’a réussi à faire l’équipe des Editions du Long Bec, bien accompagnée par Thomas Pineau, le fondateur d’Audio Picture,  proposant durant leur représentation une simulation à base d’extraits sonores enregistrés l’après-midi même, mixant leurs propres voix et des bruitages trouvés en ligne. L’effet de suggestion et d’immersion, même dans ces conditions de test, était palpable durant leur présentation. Et cela me renforce dans ce constat : on est vraiment en train de redécouvrir la puissance de l’audio.   Oui, le multimédia semble bien être de retour, tirée par l’audio. On va enfin pouvoir recommencer à s’amuser !

Il semble cependant que ce grand doute vis à vis des promesses technologiques autour du livre affecte plus particulièrement les éditeurs traditionnels, échaudés par des expérimentations passionnantes mais qui peinent à trouver leur public.  Cela  ne semble en rien freiner l’imagination créative de quelqu’un comme l’auteur et producteur Etienne Jaxel-Truer, très présent toute la journée auprès des équipes et l’une des belles rencontres de ce samedi. Etienne mène en parallèle des activités qui vont du transmedia au cinéma d’animation, tout en proposant une résidence d’écriture. Toute la question est peut-être là : des produits multimédias ambitieux basculent rapidement vers une économie qui se rapproche de celle de l’audio-visuel. Et chercher à maintenir de tels projets dans celle, infiniment plus modeste en ce qui concerne les coûts de production à l’unité, de l’édition, n’est sans doute pas une bonne idée, si l’on n’invente pas des modèles adaptés.

Un grand merci pour terminer ce billet  à Franck Queyraud et à Cécile Palusinski pour leur accueil et leur gentillesse, et…  j’attends déjà le Hackathon n°2 des éditeurs du Grand Est.

Nana, Clélia, NiNe et les autres

L’annonce du rachat de Twitch par Amazon a été l’occasion pour un grand nombre de «  non-gamers  » de découvrir une pratique qu’ils n’imaginaient pas. Nous autres «  gens-de-la-chaîne-du-livre  », comme nos amis aiment nous appeler, ne devrions-nous pas nous intéresser de près à ce qui se passe du côté de Twitch ?  Mike Shatzkin pose la question dans un billet dont je traduis un extrait :

«  Il y a longtemps que quelques visionnaires du monde de l’édition comme Bob Stein pensent que la révolution numérique pour les livres va, à long terme, ne pas se limiter à livraison et à la consommation des bon vieux textes tels qu’ils figurent depuis toujours dans les livres (ce à quoi la révolution du livre numérique s’est pratiquement limitée jusqu’à présent), mais que progressivement, ce que nous appelons un «  livre  » allait devenir quelque chose de complètement différent. Stein porte un intérêt tout particulier au livre en temps que production contributive, dans laquelle les commentaires et les annotations de nombreux lecteurs peuvent s’ajouter à la propriété intellectuelle initiale pour les lecteurs qui suivent. Stein m’a dit qu’il voyait cela (l’acquisition de Twitch) comme un «  game-changer  » (probablement un jeu de mot intentionnel), qui positionnait Amazon en chef de file dans le monde du jeu. Il considère également le phénomène du second écran tel qu’il existe dans Twitch comme extensible à d’autres événements en direct, comme les concerts et les lectures et même la télévision. Il a véritablement suivi les jeux vidéo depuis très longtemps.

Richard Nash exprime une idée similaire dans une récente intervention  : celle qui dit que les livres numériques impliquent que les livres ne sont plus des objets, mais des «  services de lecture  ». Est-ce que Twitch montre le chemin aussi pour cela ? Sommes-nous sur le point de «  regarder des gens lire  » en nombre significatif ?  »

Regarder des gens lire ? Je vous vois sursauter, incrédules. Qui, mais qui donc ferait ça ? Quel intérêt ? Direction Youtube. Je recherche successivement avec les expressions «  critique littéraire  », «  dans ma PAL  » et «  booktubeuse  ». Parmi les nombreuses vidéos de Booktubeuses, (oui, un nom qui est au féminin, parce que comme les blogueuses du livre, l’immense majorité de ceux qui chroniquent leurs lectures sur YouTube sont des femmes) je tombe sur une vidéo d’une jeune femme prénommée Nana, qui a créé sa chaîne sur YouTube à laquelle 1253 personnes sont abonnées. Cette vidéo, elle l’a publiée il y a un an, pour fêter le deuxième anniversaire de sa chaîne. Nana a réalisé un clip d’une durée  d’un peu plus de 6 minutes, sur un fond musical, dans lequel il y a trois parties : la préparation à la lecture, la lecture, la chronique de la lecture. On voit successivement   : Nana parcourir sa bibliothèque, choisir un livre, se faire du thé, allumer une bougie, s’installer à plat ventre sur son lit, lire, puis lire sur le dos, on la voit feuilleter le livre. Plus tard, elle pose son livre près de l’ordinateur, allume celui-ci, se connecte sur son  blog et commence à le chroniquer.

Avant la lecture, Nana se prépare une tasse de thé, et filme toutes les étapes de l’opération.
Bouilloire préparation thé de NanaTasse de thé de Nana

Plusieurs plans ensuite montrent Nana en train de lire sur son lit, dans différentes positions.

Nana lit à plat ventre sur son lit Nana lit allongée sur le dos Nana lit à plat ventre
Enfin Nana se filme en train de chroniquer son livre sur son blog :
Ordinateur de Nana

La réponse est donnée à la question posée dans l’article de Mike. Oui, il y a des gens qui aiment en regarder d’autres lire, tout comme il y a (certes, en bien plus grand nombre) des gens pour aimer en regarder d’autres jouer à Dota 2 sur Twitch. Et le clip est plutôt bien apprécié, les commentaires sont positifs :  Capture d'écran 2014-09-07 12.40.10

Malgré une allusion à la liseuse Kobo dans les commentaires, c’est le livre imprimé qui est mis en scène  dans les vidéos de Booktubeuses   : elles se filment souvent devant leur bibliothèque, saisissent les volumes, les brandissent, les rapprochent de la caméra, les lui présentent recto puis verso, les feuillettent. La PAL (Pile A Lire) tient une place importante, et  sa représentation sert même d’illustration d’ouverture sur certaines vidéos. L’autre ingrédient essentiel des vidéos est la parole. Une parole rapide, vive, énergique. Les jeunes femmes se saisissent des livres, et en parlent à la caméra comme elles en parleraient à leur meilleure amie. Simplement, le discours est souvent émaillé de formules qui elles, ne pourraient figurer dans une conversation amicale, des formules qui soulignent l’exercice qui s’accomplit : les Booktubeuses s’adressent à leur audience, soulignent des évolutions dans leur choix de mise en scène, communiquent au sujet de leur propre chaîne comme cela se fait à la télévision. Cela pourrait agacer, bien au contraire, cela aide à définir le genre, cela les inscrit dans une pratique que ces formules aident à identifier, tout comme d’autres habitudes spécifiques à cette communauté. Certaines existaient déjà chez les blogueuses du livre, comme le swap, qui consiste à s’échanger des colis de livres, dont la présentation doit être soignée et importe autant que le contenu du colis, qui contient généralement des petits cadeaux, des douceurs, des friandises en plus des livres. Un swap de livres numériques serait difficilement aussi photogénique, sans parler (s’il vous plaît, pas cette fois) des DRM qui le rendent – théoriquement – infaisable.  Les swaps sont l’occasion de tourner des vidéos, le déballage du colis étant mis en scène à l’écran, et certaines vidéos intègrent des inserts de texte donnant des précisions sur un titre au moment ou le livre est déballé, comme ici :

Capture d’écran 2014-09-07 à 17.29.256 416 personnes sont venues voir NiNe ouvrir son colis. Mais NiNe, qui a publié plusieurs vidéos à propos de liseuses, dont j’ai l’impression que certaines sont sponsorisées, indique en commentaire de l’une de ces vidéos qu’elle préfère lire sur liseuse, et ne lit sur papier que lorsqu’elle ne peut pas faire autrement.

Une autre rubrique récurrente pour les Youtubeurs en général et pour les Booktubeuses en particulier : «  In my mailbox  » : il s’agit de mentionner plus ou moins en détail les livres que l’on a reçu par la poste, ceux  que l’on a acheté ou dont on vous a fait cadeau.

Le Courrier International a traduit cet été de larges extraits d’un article de Cintia Perazo publié le 27 juillet 2014 dans La Nación, à Buenos Aires. L’Express s’est basé sur cet article pour publier le sien, fin août.

Je laisse Clélia conclure ce billet, elle répond avec beaucoup de simplicité et de gentillesse à des questions que vous vous posez peut-être sur les Booktubeurs, en se livrant à un autre des exercices de style de la communauté, la réponse à un Tag, ( le fait de devoir répondre à une liste de questions, et de faire ensuite parvenir cette liste à d’autres Booktubeurs). Elle s’étonne, vers la fin de la vidéo, du fait que les Booktubeurs français demeurent encore un mouvement relativement confidentiel, les chaînes les plus populaires n’atteignant pas les 10 000 abonnés, alors que dans le monde anglo-saxon et hispanophone il a déjà pris une ampleur beaucoup plus importante.

Le Tag, cette fois-ci, était nommé «  confessions d’un booktubeur  » :

Et voici les Booktubeurs cités dans cette vidéo :

Claudia : http://www.youtube.com/channel/UCK-1i…
Nine : http://www.youtube.com/channel/UCvpC3…
Manon : http://www.youtube.com/channel/UCqdvd…  : http://www.youtube.com/channel/UCv4do…
Matilda : http://www.youtube.com/channel/UCLCvK…
Angélique : http://livroscope.blogspot.fr
Mathieu  (oui, un garçon !) : http://www.youtube.com/channel/UCyUUO…
OhlalaChick : http://www.youtube.com/channel/UCuYJh…
LeBaldesLivres : http://www.youtube.com/channel/UC3sf3…
TheArwette : http://www.youtube.com/channel/UC22Vp…

Je ne suis pas certaine que Bob Stein a cela en tête, lorsqu’il parle de lecture sociale. Les différents dispositifs qu’il a mis en place successivement étaient bien plus centrés sur l’écrit, et sur le moyen de mettre en regard du texte initial les commentaires produits par des lecteurs. Il sera intéressant de voir si les dispositifs de lecture sociale intégreront à plus ou moins brève échéance des fonctionnalités de commentaire audio ou vidéo. Si l’on voulait pousser l’analogie avec Twitch, il faudrait qu’en plus de parler de leurs livres en les montrant, les booktubeuses puissent réellement lire en direct, tout en commentant leur lecture… Ce que j’ai vu jusqu’à présent, ce sont des expériences d’écriture en direct, ou parfois de lectures synchronisées.

Je crois qu’en réalité on n’a encore rien vu. Je crois aussi que de cette familiarité avec le langage audio-visuel, de cette aisance avec l’écran, la caméra, le maniement de sa propre image et l’usage de sa propre voix, vont surgir progressivement des formes d’expression dont nous n’avons pas encore idée. Pour l’instant, le livre tient une place centrale dans les vidéos présentées, et le phénomène n’a pas échappé aux éditeurs, qui adressent les leurs aux Booktubeurs comme ils en adressent depuis longtemps maintenant aux blogueurs du livre. 

EPUB : commenter la leçon

Capture d’écran 2013-12-03 à 19.51.22Nicolas Morin, dans un billet sur IDBOOX, oppose curieusement le format EPUB aux apps et au web, raillant (gentiment) les éditeurs qui fétichiseraient l’EPUB, et leur faisant (un peu) la leçon. Alors je monte au tableau, voilà, et je commente…

Si nombre d’éditeurs défendent aussi ardemment le format EPUB, ce n’est pourtant pas en l’opposant aux apps ou au web, c’est vis à vis de formats proches de l’EPUB, mais propriétaires, notamment le format .mobi, lisible sur les terminaux ou via les applications de lecture d’un seul revendeur.

Les éditeurs ne se contentent pas de défendre le format EPUB, beaucoup contribuent activement  à le développer, à travers l’IDPF et à en fortifier l’environnement de lecture, via la fondation Readium. Cet engagement se traduit par des actions concrètes, en vue d’inventer et d’améliorer sans cesse un écosystème du livre numérique ouvert, interopérable, et accessible.

La tenue prochaine à New-York d’un hackathon co-organisé par la New-York Public Library et la fondation Readium témoigne de cette vitalité et de cette ouverture.

Dans ce format EPUB sont aujourd’hui proposés des centaines de milliers de titres, autrefois disponibles uniquement au format imprimé, aux lecteurs qui, de plus en plus nombreux, souhaitent lire en numérique. La question n’est pas tant de «  répliquer la chaîne du livre  » que de mettre à disposition des lecteurs, en version numérique, les livres. Qu’attend un lecteur qui s’est équipé d’une liseuse ou d’une tablette ? Ou celui qui aime lire sur son smartphone ?  Dans la plupart des cas il compte fermement sur la disponibilité en version numérique des livres qui paraissent également en version imprimée, ou sont déjà parus, le mois dernier, l’an dernier ou il y a dix, quinze ou cent cinquante ans, il s’attend à pouvoir choisir dans un catalogue numérique qui ne doit rien avoir à envier au catalogue de livres imprimés.

Même si de nouvelles expériences de lecture sont bien évidemment possibles, même si des catalogues 100% numériques se créent progressivement, qu’il s’agisse d’œuvres nativement numériques, ou du passage en numérique de textes qui revisitent cette expérience, le défi initial pour les éditeurs traditionnels en ce qui concerne les livres numériques est donc plutôt modeste : il s’agit de faire exister les livres sur le web, et que ceux-ci demeurent des livres, avec bien sûr un écart vis à vis de la version imprimée qui provient de ce passage au numérique. Ce passage n’est pas indifférent, il n’est pas neutre, il n’est pas sans incidence. Mais la construction d’un espace des livres spécifique sur le web passe par le fait de veiller plutôt à la proximité avec les livres imprimés qu’à l’écart avec ceux-ci. Ce n’est pas «  anti-innovation  », c’est simplement la volonté de faire exister aussi en numérique ce que les lecteurs aiment des livres. Cela implique d’ailleurs beaucoup d’innovation, et ne convoque pas nécessairement le skeuomorphisme.  Nul ne peut prédire à coup sûr la solidité ni la durée de cet espace spécifique des livres numériques en construction, mais pourquoi reprocher aux éditeurs de s’être concentrés en premier lieu sur ce défi ?

Que n’a-t-on entendu à propos des majors de la musique qui ont tant tardé à numériser leurs catalogues !  Et maintenant, on va reprocher aux éditeurs de numériser les leurs ? Une double injonction, en forme de double contrainte : «  Numérise, éditeur, mais surtout, ne numérise pas !  ». Numériser, quel manque d’inspiration, c’est faire juste un simple et bête livre numérique qui ressemble au livre papier qu’on lit du début jusqu’à la fin avec même pas de vidéo et d’animations et de sons et d’interactivité dedans, trop bêtes ces éditeurs, ils ne voient pas, alors que les jeunes (les digitalnativzz) le voient,  que les bibliothécaires, les enseignants, les touristes, les pompistes, les dentistes le voient (même ma maman le voit), qu’avec le numérique on peut faire tellement tellement plus de choses oh là là…

Il n’y a pas lieu de s’étonner que le format EPUB, et la référence au livre imprimé, ne soulèvent généralement que peu d’enthousiasme chez un éditeur pure-player. Il n’a pas de fonds à numériser, il n’est pas tenu de publier (ni de promouvoir) simultanément deux versions de toutes ses nouveautés, l’une imprimée, l’autre numérique. Que lui importe (sur le plan économique) que les ventes de livres numériques se concentrent in fine chez deux ou trois acteurs mondiaux, et que les libraires en viennent à fermer les uns après les autres ? Cela préoccupe énormément les éditeurs traditionnels qui, eux,  publient dans les deux formats, imprimé et numérique, travaillent et veulent continuer de travailler avec un grand nombre de libraires de toutes sortes et de toutes tailles, pour leurs livres imprimés comme pour leurs versions numériques.

Tous les livres n’ont pas le même destin numérique, et le format EPUB sert convenablement la plus grande partie des objets éditoriaux que les lecteurs numériques achètent aujourd’hui. EPUB3 permet déjà, et permettra bientôt sur un plus grand nombre de terminaux, d’ajouter des types de livres à la mise en page plus complexe, avec éventuellement des éléments multimédia ou de l’interactivité,  et d’améliorer l’accessibilité.  Partout dans le monde se développe la lecture de livres numériques, à des rythmes variables selon les contextes locaux.  Ce développement ne se construit pas principalement pour le moment autour des livres-applications, ni autour des livres-sur-le-web. Il se construit autour d’artefacts du livre imprimé. Ce n’est ni bien, ni mal. C’est ainsi.

En tant que pure-player, vous pouvez choisir très librement la proximité avec le modèle du livre imprimé que vous souhaitez donner aux objets que vous allez publier. Vous pouvez l’oublier. Vous pouvez aussi devenir des experts de l’EPUB, et choisir de proposer aussi vos livres numériques en impression à la demande, (et dans ce cas le libraire deviendra votre ami…) ou bien explorer des territoires différents, à la frontière avec le jeu vidéo, l’art numérique ou l’audio-visuel. Vous pouvez pousser le web dans ses retranchements, subvertir les réseaux sociaux, détecter des  auteurs-codeurs,  pratiquer le crowd-funding, et même essayer de livrer vos exemplaires en POD par drone. Vous pouvez innover, foncer, hacker, inventer. Vous avez de meilleures idées que les éditeurs ? Bravo.  Réalisez-les. Ne demandez pas la permission. Si une forme réellement nouvelle et pertinente apparaît, si un meilleur dispositif surgit, ils finiront par l’emporter.

Mais pourquoi vous étonner que des maisons d’édition qui ont publié déjà des centaines, des milliers et parfois plusieurs dizaines de milliers de livres, et vont continuer d’en publier encore longtemps sous forme imprimée, agissent différemment, connaissent d’autres contraintes, suivent une autre logique que la vôtre Faire la leçon aux éditeurs dits traditionnels lorsque l’on est un pure-player, c’est de bonne guerre :  à la fois payant – on a droit à  un billet sur teXtes, ce qui devient rarissime :) –  et sans grand danger : on ne risque guère de rencontrer une vive opposition, de voir se lever des foules criant «  Comment pouvez-vous dire une chose pareille ?  ». Cela fait partie du jeu. Cela fait partie aussi du jeu de ne pas toujours laisser la leçon sans réponse.

 

 

 

De la poussière sur les livres numériques

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C’était pénible, aussi. Votre attachement, votre addiction à ces objets lourds qui prenaient la poussière, s’entassaient sur des étagères, petits ou grands, épais ou minces, blancs ou jaunis, colorés parfois, et le plus souvent décolorés.

C’était terrible, votre folie d’aimer savoir qui avait écrit quoi, cette manie de chercher sur la couverture le nom de l’auteur. Le pire, c’est que certains auteurs indiquaient également le nom d’autres auteurs dans les pages intérieures, vous conduisant à des découvertes, vous enfonçant toujours plus dans la dépendance, tissant des liens entre la couverture jaune et la verte, le gros livre penché et le petit à peine visible.

C’était affreux, d’être obligé en regardant les objets posés sur les étagères, de se souvenir des gens qui vous les avaient offerts, de votre plaisir lorsque vous les aviez achetés, des heures passées sous le tilleul à plat ventre sur une couverture, la première fois que vous aviez lu celui-là, et dans ce train qui n’en finissait plus d’arriver, la fois où vous aviez relu cet autre. Oui, vraiment horrible. Il allait bien falloir un jour se débarrasser de tout ça. Il faudrait bien un jour inventer autre chose.

Vous aviez bien essayé ces succédanés, ces objets qui portaient un absurde nom féminin, et qui commençaient à se répandre doucement, très doucement chez nous, plus vite ailleurs, ces petites machines qui, une fois apprivoisées, vous procuraient, disiez-vous, une expérience de lecture somme toute assez proche de celle des objets posés sur vos étagères. Peut-être étiez-vous assez nombreux à être, au final, plutôt indifférents à la matérialité de ces choses. Elle était là, simplement, cette matérialité, papier, colle, encre, pour permettre ce moment magique, disiez-vous, ce coup de talon sur le sol qui vous permettait l’envol. Les pages se tournaient, remontant le ressort qui bientôt vous enverrait très loin. D’autres attachaient bien plus d’importance aux objets, à leur forme, à leur aspect. Parlaient même parfois de la délicieuse odeur-de-l’encre-et-du-papier. Pas vous. Seul importait le texte, s’y engouffrer, à en oublier de respirer et bouger, à attraper des fourmis dans les jambes, des torticolis, pour être resté si longtemps suspendu aux pages. Parfois, donc, vous lisiez aussi à l’aide d’un objet électronique, à l’écran mat ou brillant. Souvent, c’était parce que vous voyagiez, et que vous ne souhaitiez pas porter de trop lourds bagages. Ou bien, vous tombiez – horreur – en panne de lecture à des kilomètres d’un lieu habité, et il vous suffisait de trouver un peu de réseau pour vous approvisionner, sans devoir attendre la prochaine virée en ville. C’est dire l’état d’intoxication où vous vous trouviez. Vous développiez ce faisant de nouvelles et détestables habitudes. Celle de quitter l’enclos du fichier pour vérifier en ligne l’origine ou le sens d’un mot, situer une ville sur une carte, et même poster une citation sur Twitter, avant de reprendre votre lecture.

Mais ce n’était pas la solution. Demeurait cette sale manie d’en revenir, toujours, à des objets horriblement figés. Cette obsession de vous enfermer dans ces espaces clos. Ce plaisir malsain de savoir que d’autres avant vous avaient lu ce texte, celui-là exactement, et que, peut-être, d’autres le liraient après. Cette erreur que vous aviez faite en entrant dans cette confrérie des lecteurs, mais vous étiez petit encore, à l’âge de vos premiers Club des Cinq, et personne ne vous avait mis en garde. Les liens que vous continuiez de tisser entre vos lectures, et, horreur, avec d’autres lecteurs. La confiance que vous faisiez, pauvre innocent, naïf lecteur, au bout de quelques titres, à cet éditeur – un éditeur ! – qui vous avait, disiez-vous, pour votre grand plaisir, emmené vers une contrée littéraire jusqu’alors inconnue de vous.

Non, il faudrait quelque chose de vraiment différent. Oui. Mettre un terme à tout cela. Ce repli sur soi. Ce temps passé, immobile, coupé des autres. Cette fréquentation de complets inconnus. Dont certains étaient morts, cela me fait peine de l’écrire. Il faudrait passer à tout autre chose. Quelque chose d’ouvert. Quelque chose qui permette la circulation, la rencontre, et l’oubli. Quelque chose d’anonyme. Quelque chose de mélangé à d’autres choses. Quelque chose de plus intelligent. Quelque chose qui vous connaisse. Quelque chose qui vous devine, qui vienne à votre rencontre. Qui ne se contente pas de singer les choses poussiéreuses posées absurdement sur l’étagère entre deux autres choses. Qui ne soit pas bêtement homothétique, stupidement apparenté au vieux monde en perte de vitesse. Quelque chose avec des algorithmes. Avec de l’intelligence, oui, mais de préférence artificielle. Il faudrait ouvrir ces trucs et gratter l’encre jusqu’à faire des trous dans les pages, il faudrait creuser dans les pages pour trouver le sens, mouliner les débris des pages dans de grandes machines à indexer, fabriquer des bases de données, il faudrait tout de même penser à fabriquer, bon sang, un jour, des bases de données.

Vous lisiez bien d’autres choses, aussi. Vous naviguiez des heures, lisant-écrivant sur le web inépuisable, rebondissant d’un site à l’autre, du français à l’anglais, absorbé parfois longuement. Lire longtemps sur l’écran ne vous dérangeait pas. Vous aimiez la rumeur du web, ses mélanges, ses territoires balisés et inconnus, les tressautements de l’hypertexte, les carambolages qu’il permettait, ses îles, ilôts, archipels, ses atolls et ses icebergs. Et vous aimiez que parmi ces ilôts, auprès des merveilles et des surprises du web, il soit possible d’identifier, de loin, des zones particulières, reconnaissables entre mille.

Vous aimiez vous dire que les livres s’étaient fait une place sur le web. Et que, numériques ou numérisés, bon nombre d’entre eux pouvaient demeurer des livres.

On allait bientôt s’occuper de vous.

 

 

 

 

 

 

 

Le livre : en danger, ou dangereux ?

dressUn peu comme quand je m’achète une nouvelle robe et que j’ai envie de la mettre tout de suite, sans aucune autre raison que le désir de l’étrenner, me voici écrivant un billet simplement parce que je viens de passer quelques heures à faire une mise à jour de ce blog que je retardais depuis des mois. Pour inaugurer la nouvelle robe de teXtes, je me suis livrée à un exercice que j’aime bien, qui consiste à vous traduire un extrait d’un texte qui m’a intéressé. À vous, plus tard, si le cœur vous en dit, d’aller voir l’original en anglais et de lire le texte complet.

Cette fois-ci, il s’agit d’un extrait tiré d’un long texte de Richard Nash, Richard que j’avais déjà traduit du temps où il tentait de lever des fonds pour le site Red Lemonade, avant de décider de continuer à suivre ce projet en mode «  non profit  » et de rejoindre la start-up Small Demons, l’une des réalisations les plus abouties que j’ai vues parmi les nombreux sites qui se proposent de nous aider à découvrir des livres.

Le texte de Richard, intitulé «  On the business of littérature«  , est paru dans la Virginia Quarterly Review, et propose un long voyage dans le temps avec les livres, ainsi qu’un bref rappel de l’histoire du copyright. Mais c’est un passage singulier que j’ai eu envie de traduire, parce qu’il rejoint une idée que je partage, et que l’on pourrait résumer ainsi : «  Non, le livre n’est pas en danger. En réalité, c’est le livre qui est dangereux.  »

«  Il y a quelques années, j’ai rencontré le gourou des jeux vidéos Kevin Slavin, un homme qui pourrait être considéré comme un « ennemi » [des livres]. À la fin de notre rencontre autour d’un café, il est resté silencieux quelques secondes et a dit ensuite que ce que les livres et les jeux avaient en commun, c’était que les uns comme les autres récompensent l’itération. Plus vous jouez, plus vous lisez, plus vous vous perfectionnez, et plus vous prenez de plaisir. Ce qui , une fois intégré dans mon mode de pensée, donne : dans un jeu vous vous demandez quelle porte vous allez traverser ; dans les livres vous vous demandez à quoi pensait tel personnage en franchissant cette porte.. Il vous faut imaginer la couleur de la porte, son matériau, comment est sa poignée, si celle-ci est chaude ou froide au toucher de celui qui l’ouvre.

L’absence de vidéo, le manque de son, l’impossibilité de modifier les rebondissements de l’intrigue ( ce que l’on dénomme assez sommairement « interactivité »), est une caractéristique de la littérature, et non un bug. Et, en réalité, les livres sont interactifs. Ils contiennent des recettes destinées à notre imagination. À l’inverse, la vidéo est restrictive – elle vous montre à quoi ressemblent les choses, vous fait entendre le son qu’elles produisent.

Les livres ont résisté aux changements apportés dans la manière de raconter des histoires, qu’il s’agisse du cinéma ou de la télévision. Et les livres ont eux même été des agents de disruption à de nombreuses reprises, ébranlant l’église de Rome et l’aristocratie française, l’establishment médical du moyen-âge puis celui du dix-neuvième siècle. Et donc, cette croyance bien installée aux confins de la Silicon Valley, que les jours sont comptés pour des formes de narration longues constituées uniquement de texte ( en témoigne le scepticisme de Tim O’Reilly dans son interview avec Charlie Rose, ou les continuelles références aux voitures tirées par des chevaux, ou le nombre de plateformes multimédia développées en vue de remplacer le livre) cette croyance est à la limite du ridicule.  »

La vidéo, pas plus que le cinéma, n’est restrictive : ce que Richard veut dire, et il aime le cinéma, c’est qu’elle ne constitue pas un «  progrès  » par rapport au texte. C’est qu’elle ne vient pas compléter un handicap du pauvre-texte-privé-d’image-animée-et-de-sons. C’est que le texte n’a pas besoin d’images et de sons, parce qu’il les convoque dans notre imagination. Le texte s’étend dans notre esprit, le cinéma y pénètre, les deux, chacun selon des modalités bien différentes, nous emmènent hors de nous, hors du temps, hors du lieu où nous lisons et regardons.

Dans un tout autre registre, on passe d’une parole d’éditeur à la parole d’un auteur, le beau texte de Mahigan Lepage, «  écrire, c’est courir sur un cri  », refuse l’assignation de la littérature à un support, tout en affirmant que, bien sûr, le support n’est pas indifférent. Il faut lire les sept séquences, il faut commencer par le début, par l’enfance en Gaspésie, pour comprendre d’où vient le cri, pour comprendre pourquoi il faut courir.

«  Je dis que le cri n’a pas d’ancrage. Cela ne veut pas dire que le support soit insignifiant. De nouvelles formes naissent de nouveaux supports. Un cri lâché sur Twitter aura certainement une forme plus fragmentée qu’un cri comme On the road de Jack Kerouac, lancé sur un rouleau de papier ininterrompu, sans sauts de paragraphe, avec le son de mitraillette de la machine à écrire. On commence à les voir émerger les nouvelles formes, souvent brèves et non linéraires, mêlées de son et de vidéo, que le numérique suscite.

Et un même texte peut passer du blog, au livre numérique, au livre papier, à une lecture à haute voix, puis revenir au blog sous forme sonore ou vidéo. Il n’y a pas de limite.

Le cri n’est pas assigné. Et cela veut dire aussi, enfin, qu’il n’appartient à personne. Le cri n’est pas le fait d’un sujet, qui pourrait s’en revendiquer. Quand on crie de colère, ne dit-on pas qu’on ne se possède plus ? Le cri défait l’identité de la parole avec un locuteur. Le cri, ce n’est pas nous : c’est la colère qui passe à travers nous.

Qu’est-ce qui fait que certains crieront, et d’autres pas, je ne sais pas. Peut-être que certains en ont besoin, d’autres non. Peut-être que certains le peuvent, et d’autres pas. Qu’est-ce qui fait que ça nous arrive et nous traverse ? C’est un rugissement. Ça nous prend et on n’est plus maître. Et c’est peut-être cela qui fait le plus de bien : on est libéré de son moi-même. Même si on parle de soi, même si on reste proche de l’expérience (et il le faut), il reste que pendant qu’on écrit, on ne pense plus à ses petits problèmes. Les petits problèmes, les pensées, c’est toujours la même chose : comment moi je vais me défendre contre le monde. Soudain, on ne se défend plus. On ne pense plus. On est hors de soi. On court sur un cri.  »

 

et les pages tomberont comme de la cendre

these pages fall like ash’, c’est le titre de l’un des  projets annoncés aujourd’hui par l’organisme anglais REACT (Research and Entreprises in Art and Creative Technologies), qui rassemble des chercheurs universitaires, des entreprises et des artistes. Au sein de leur programme «  Books & Print Sandbox  », ils annoncent le financement de huit expérimentations, qui ne sont pas considérées comme des entités séparées, mais forment une communauté de projet, et explorent le futur du livre et de la manière dont nous lisons, apprenons et publions.

«  Comme toujours, Sandbox va apporter son support à ce groupe en tant que communauté, et cela inclut le partage, la porosité, et la contribution à la formation des idées les uns des autres. Il s’agit d’un laboratoire structuré pour l’innovation, qui comprend des blogs de recherche, des présentations, des événements «  feedback  »,  et un soutien technique. Un groupe de conseillers issus du monde de l’industrie apportera aussi son soutien dans le développement des idées et l’exploration des voies potentielles pour accompagner celles-ci  jusqu’à la mise en marché avec le soutien d’un consultant en développement d’affaires.  »

Le site présente ainsi le projet These pages fall like ash :

«  Le collectif d’artistes Circumstance et Tom Abba de l’Université du West England vont travailler avec les auteurs Nick Harkaway et Neil Gaiman pour explorer ce que le livre, l’éditeur et l’auteur peuvent devenir dans un projet orienté plateforme numérique. Ils vont proposer au public de participer à une expérience narrative, en accédant, modifiant et écrivant une histoire localisée qui explorera les possibilités de cette forme et subvertira les normes de l’édition traditionnelle.  »

Le rapprochement entre auteurs / artistes / universitaires /entreprises me semble particulièrement intéressant, ainsi que cette vision d’une multiplicité de projets qui ne sont pas concurrents les uns avec les autres mais se développent conjointement dans l’échange.

à suivre… (on peut s’inscrire pour se faire à leur newsletter.)

Le Cap : congrès de l’UIE

J’ai la chance de participer au congrès de l’UIE, l’Union Internationale des Editeurs. Ce congrès a lieu tous les deux ans, et se tient à chaque fois dans une ville différente. Cette année, et pour la première fois, il se tient en Afrique, au Cap, et il réunit des éditeurs du monde entier. 
Pour l’instant, je n’ai presque rien vu de la ville, car il n’y a qu’une rue à traverser pour rejoindre le centre de conférences depuis l’hôtel. En attendant, avec quelque impatience, de pouvoir partir un peu à la découverte de la ville, je fais d’autres découvertes, en suivant les débats de la conférence, et en profitant de chacune des pauses pour échanger avec des délégués et des participants de différents pays.

Je suis arrivée dans ce pays avec une bien piètre connaissance de son histoire, de sa littérature, et même de son actualité. J’ai, comme tous ceux de ma génération, le souvenir de l’écho des luttes de l’ANC, et de l’abolition de l’apartheid, de la figure exceptionnelle de Nelson Mandela. Et j’ai également le souvenir de la lecture, vers mes dix-huit ans, de la saga  de Doris Lessing, les enfants de la violence, dont on me dit ici qu’il s’agit maintenant d’un classique étudié dans les universités. D’autres images sud-africaines me viennent de la lecture des romans policiers de Deon Meyer, auteur sud-africain de langue afrikaans, ainsi que de celle des auteurs plus classiques que sont André Brink et Nadine Gordimer.  

C’est la question de la langue qui a été pour moi le fil conducteur de la première journée des débats, avec en particulier la conférence introductive donnée par Ngugi Wa Thiong’o, un écrivain kenyan de langue kikuyu et anglaise, un vibrant plaidoyer pour les langues africaines. Pour cet auteur, aujourd’hui professeur à l’Université de Californie,  qui a cessé d’écrire en anglais et utilise aujourd’hui le kikuyu, le fait de devenir progressivement étranger à sa langue maternelle relève d’un processus de colonisation de l’esprit.  Si la proportion de lecteurs est si faible en Afrique du Sud – environ 1% de la population lit régulièrement des livres – cela est dû à de nombreux facteurs, mais selon Thiong’o, la principale barrière est celle de la langue. Les 99% qui ne lisent pas le feraient plus volontiers si les livres disponibles dans les librairies étaient écrits dans leur langue, et non, comme c’est le cas aujourd’hui, en anglais ou en afrikaans. Un autre conférencier, le professeur Keorapetse, raconte sur ce thème de l’usage de l’anglais contre celui de la langue maternelle un souvenir d’enfance. Dans sa famille, on interdisait aux enfants de parler anglais dans la maison. Et lorsque l’un d’entre eux s’exprimait en anglais, sa mère jetait des regards alentour en prenant un air inquiet et s’exclamait « Tiens tiens, on dirait qu’il y ici un petit monsieur anglais, c’est bizarre, je ne l’ai jamais invité… ».  Dans de nombreux pays d’afrique sub-saharienne la question de l’âge auquel l’anglais est enseigné aux enfants fait régulièrement débat, l’anglais étant la langue qui permet de s’insérer socialement, la langue de l’employabilité, certains parents font pression pour qu’elle soit enseignée au plus tôt. 

Je n’ai fait qu’effleurer le thème de la première conférence de la première journée, mais je vais devoir m’interrompre, il faudrait veiller tard ou me réveiller encore bien plus tôt pour réussir à bloguer ce congrès… Mais si je termine ce post, je manquerai la conférence de ce matin.

Bookcamp à New Work City

Non, il n’y a pas de faute de frappe dans mon titre, c’est bien New Work City avec un W et pas un Y que j’ai voulu écrire, NewWork City c’est le nom du lieu où se déroulait le Bookcamp où je me suis rendue aujourd’hui. Ce lieu ressemble à La Cantine, qui a abrité plusieurs Bookcamps à Paris, un lieu de coworking, qui offre espaces de réunion, postes de travail et connections aux startup. J’ai découvert assez tard l’existence de ce Bookcamp, et même si ça pourrait faire assez chic d’essayer de vous faire croire que j’ai fait le déplacement tout exprès depuis Paris, je sais bien que ce serait difficile de vous convaincre. Non, j’y suis allée parce qu’il se trouve que j’étais déjà à New York en prévision de la conférence Tools of Change qui commence demain. Me voici donc embarquée dans une «  non conférence«  en prélude à la «  conférence  ».

Première observation, le principe de la non conférence est ici mieux respecté que nous ne le faisons lors de nos Bookcamps parisiens : il n’y a vraiment pas de programme préparé. Une personne anime le Bookcamp (ce que fait Hubert Guillaud lors des bookcamps parisiens) : elle rappelle les principes, invite les participants à réfléchir aux sujets qu’ils aimeraient voir aborder et à les noter sur un papier. Puis chacun de ceux qui ont noté quelque chose lit son papier à voix haute, des regroupements peuvent s’effectuer si des thèmes sont très proches, et le planning de l’après-midi se remplit ainsi très vite : 4 lieux, 4 sessions, cela fait 16 sujets…

La première session à laquelle je me joins est consacrée à la «  lecture sociale  » et animée par Iris Blasi. Elle utilise pour lancer la discussion les distinctions proposées par Bob Stein pour distinguer les différents types de sociabilité liées à la lecture :

Catégorie 1 – Discuter d’un livre en personne avec des amis ou des connaissances
(hors ligne, informel, synchrone, éphémère)

Catégorie 2 – Discuter d’un livre en ligne
(en ligne, informel, synchrone ou asynchrone, éphémère)

Catégorie 3 – Discuter d’un livre en classe ou dans un club de lecture
(hors ligne, formel, synchrone ou asynchrone, éphémère)

Catégorie 4 – S’engager dans une discussion DANS les marges d’un livre
(en ligne, formel, synchrone ou asynchrone, persistent)

Lors de la discussion qui suit cette taxinomie est rapidement perdue de vue, et les arguments s’échangent sur un mode un peu «  pour ou contre  » sans que soit toujours bien précisé de quoi on est en train de parler exactement. Mais cela n’enlève pas tout intérêt à l’échange, qui fait émerger des questions pertinentes, la plus importante à mes yeux étant probablement   » avec qui souhaite-t-on partager ses lectures au sens de la catégorie 4 de Bob Stein ?  » . C’est une question qui renvoie à l’usage des réseaux sociaux, à cette notion d’ami-qui-n’en-est-pas-un introduite par Facebook, à cette sociabilité élargie à des inconnus que permet le web, inconnus qui ne restent pas vraiment des inconnus même si on ne les rencontre pas, parce que les échanges créent un lien et chacun montre de soi quelque chose dans ces échanges. On entend les arguments des sceptiques de la lecture sociale, ceux qui s’écrient «  ah non, moi, quand je lis, c’est justement pour vous oublier, tous tant que vous êtes !  », ceux des obsédés de la vente (ben ça nous intéresse pas ce que les gens font une fois qu’ils ont acheté un livre, nous, ce qui nous intéresse c’est le prochain livre qu’ils achèteront), ceux qui rappellent que ce qui marche dans les réseaux sociaux c’est la simplicité (on peut partager quantité de choses en ligne sans rien avoir à rédiger du tout, avec des outils comme Foursquare ou Pinterest). La difficulté de citer et de partager les livres protégés par des DRM est également mentionnée, ainsi que la disparité des systèmes de partage d’annotation, eux aussi dépendants des plateformes de lecture. La dichotomie «  parler d’un livre / se parler depuis l’intérieur d’un livre  » est bien soulignée.

L’atelier suivant se veut une réflexion sur les caractéristiques respectives du livre numérique et du livre imprimé. Nick Ruffilo qui l’anime est venu avec un Scrabble, et pendant que la discussion se poursuit, la moitié des participants joue contre l’autre moitié, plusieurs personnes représentant les équipes se succédant pour chercher et placer des mots. Je n’ai pas très bien saisi le pourquoi de cette mise en scène, je l’avoue, une analogie demeurée indéchiffrée, mais c’était assez plaisant… Sur les pratiques de lecture, rien de très nouveau pour qui, comme toi, lecteur bien-aimé, s’intéresse de près à ces questions. Différents sondages auprès des participants (qui lit comment ?), qui montraient une fois encore que personne n’abandonne complètement un type de lecture pour un autre, que certaines qualités du livre imprimé demeurent inégalées (en particulier sa manière d’être un objet que l’on peut reconnaître à sa forme, sa taille, sa couleur, alors que tous les livres numériques prennent la forme du terminal que l’on utilise pour les lire, demeurant hors de portée de la curiosité d’autrui.)

Une chose me frappe qui rend très différent ce bookcamp des expériences françaises, c’est  la manière d’échanger des Américains. On sent qu’ici l’expression orale est enseignée à l’école. Les élèves, les étudiants, sont encouragés à prendre la parole et à s’exprimer, et cela se sent. En conséquence, les personnes qui ne possèdent pas naturellement une aisance à parler en public sont capables cependant de prendre la parole. Chez les personnes au tempérament le plus introverti, on peut discerner un côté «  j’ai appris à m’exprimer  », avec une gestuelle et une diction  dont on voit bien qu’elles sont le fruit d’un entrainement. Les autres semblent parfaitement à l’aise.  Mais le résultat, ce sont des débats où la parole circule très librement, où l’écoute de l’autre est la règle, et où beaucoup de gens différents prennent la parole.

Chez nous, la timidité est plus forte, ainsi qu’une sorte de «  révérence  » pour les personnes auxquelles on prête une autorité, et qu’on va difficilement contredire ou questionner. Autre chose :  la peur de passer pour un idiot est très forte, on préfère ne rien dire que de risquer de dire une chose incongrue. Le résultat c’est que les ateliers de nos Bookcamps  ressemblent parfois plus à des mini conférences, et que ceux qui y prennent la parole sont le plus souvent ceux qui sont habitués à le faire en public.

Parmi les participants au troisième atelier, Joshua Tallent, de chez Ebooks Architects , un expert en formatage de livres numériques, conseille à l’assistance de participer au wiki eprdcton.org, et de suivre sur twitter le hashtag #eprdctn.

L’une des questions débattues ici est très familière à tes oreilles, cher lecteur : est-il possible de produire un fichier  EPUB «  single source  », qui servira de base à toutes les conversions vers les formats propriétaires ou vers les EPUB-qui-ne-sont-plus-tout-à-fait-des-EPUB ? Pour Joshua la réponse est non, car ce format unique, qui fait tant rêver les éditeurs, obligerait à des compromis sacrifiant trop la qualité, en usant du plus petit dénominateur commun. Mieux vaut accepter de produire plusieurs formats qui divergent, chacun tirant au mieux parti de la manière dont sont développés les moteurs de lecture. Ce n’est pas l’avis de plusieurs éditeurs présents qui considèrent que lorsque les titres à publier se comptent en milliers, il n’est pas possible de faire ce patient travail artisanal sur chacun des titres, et qu’il faut trouver des solutions duplicables favorisant le maximum d’automatisation. Tout le monde s’accorde à dire qu’il ne faut pas s’attendre à plus de stabilité, mais que l’adaptation à de perpétuels changements dans le domaine du formatage est désormais la règle.

Le dernier débat auquel j’assiste a pour thème «  crowdsourcing the perfect business model  » et,  je vous le dis tout de suite, la «  foule  » n’a pas réussi malgré ses efforts à trouver ce business model idéal. L’équation est un peu compliquée, mais tous s’accordent à dire que l’on est encore loin d’avoir tout inventé. Une personne de chez Harlequin indique que des modèles basés sur l’accès, qui permettent aux lecteurs de charger 6 livres de leur choix chaque mois choisis parmi un catalogue thématique, commencent à sérieusement concurrencer les modèles de vente à l’unité. La conversation tourbillonne, il est question du nombre de titres produits par les éditeurs, quelqu’un évoque le problème des retours, certains disent qu’il ne faut pas produire plus de livres qu’on ne peut en soutenir activement d’un point de vue marketing.

Après les ateliers, ce qui va se passer ressemble énormément à ce qui clôt habituellement nos Bookcamps parisiens : on entend le bruit des bouchons qui sautent, le pas des bookcampeurs qui se rapprochent des bouteilles et des verres. Un petit détail aussi, pratique et simple à mettre en œuvre : sur la table, à l’entrée, un tas de feutres de toutes les couleurs et des paquets d’étiquettes auto-collantes. La plupart des gens y ont inscrit en arrivant leur  leur nom et leur pseudo twitter, certains ajoutent le nom de leur société. C’est pratique, plus simple que les trucs en plastiques avec épingles à nourrice qui piquent, et ça simplifie bien les échanges. Cela me permet de mettre des visages sur de très nombreux habitants de ma timeline : les participants sont nombreux, et bon nombre d’entre eux viennent de grands groupes d’édition (Random House, Macmillan, Penguin…). Je n’ai pas besoin de regarder son étiquette pour reconnaitre Cristina Mussinelli, une consultante qui travaille pour  l’AIE (l’équivalent du SNE en Italie), et qui siège aussi à l’IDPF. Elle et moi sommes ici les deux seules européennes. Mais, dans mon souvenir, il n’y avait, me semble-t-il,  pas un seul Américain cet automne au Bookcamp Paris…   (Bon, il n’y avait pas non plus de TOC juste après, c’est vrai.)

« Les meilleurs esprits de ma génération… »

Dernière innovation Chez Amazon (US),  la  : possibilité de connecter son compte Amazon et son compte Facebook. A noter, le livre n’est pas explicitement mentionné dans l’annonce  qui dit «  Discover Amazon recommendations for movies, music, and more based on your Facebook profile.  »
Pour avoir une idée des coulisses de ces incroyables «  marketing machines  », la lecture de cet article de Bloomberg Businessweek est édifiante. Extrait :

En tant que  génie des maths de 23 ans, un an après sa sortie d’Harvard, Jeff Hammerbacher est arrivé chez Facebook lorsque la société en était encore à ses tout débuts. C’était en avril 2006, et Mark Zuckerberg donna à Hammerbacher, qui faisait partie des 100 premiers salariés de Facebook, le titre ronflant de chercheur, et lui demanda de travailler sur l’analyse de la manière dont les gens utilisaient le service de réseau social. Spécifiquement, il avait pour tâche de découvrir pourquoi Facebook prenait rapidement dans certaines universités et échouait à décoller dans d’autres. La société voulait également tracer les différences de comportement entre les jeunes du secondaire et ceux du premier cycle universitaire. «  J’étais là pour répondre à ces questions de haute volée, et ils n’avaient vraiment aucun outil pour le faire  », dit-il.

Durant les trois années qui suivirent, Hammerbacher composa une équipe pour construire un nouveau genre de technologie analytique. Cette équipe rassembla d’énormes volumes de données, les étudia de très près, et apprit beaucoup au sujet des relations entre les gens, des tendances, des désirs. Facebook, depuis, a utilisé ce travail pour développer la publicité ciblée, qui constitue la base de son modèle d’affaires. Cela permet aux sociétés d’avoir accès à des groupes captifs de personnes qui se sont effectivement portées volontaires pour que leurs agissements en ligne soient monitorés, comme s’ils étaient des rats de laboratoire. L’espoir – qui s’est concrétisé avec une valeur de 65 milliards de dollars accordée à Facebook – est que les données en très grand nombre se transforment en publicité, qui se transforment en meilleures ventes.

Après quelques années chez Facebook, Hammerbacher commença à s’inquiéter. Il réalisa que l’essentiel de ce qui était révolutionnaire en termes de développement informatique avait été fait. Quelque chose d’autre le rongeait. Hammerbacher regarda autour de lui, dans la Silicon Valley, vers des sociétés comme la sienne, vers Google et vers Twitter, et il vit ses pairs perdre leur temps et leur talent. «  Les meilleurs esprits de ma génération passent leur temps à réfléchir à la manière de faire en sorte que les gens cliquent sur des publicités  », dit-il. «  Ça craint !  »

Je pensais que les codeurs étaient les rois de la Silicon Valley. Cet article laisse entendre que ce sont les mathématiciens qui, en réalité, y sont les plus recherchés. Les meilleurs d’entre eux.

Merci à Hubert Guillaud qui a signalé l’info sur twitter, et détaille le fonctionnement de «  Connect Amazon with  Facebook  » dans un billet qui vient de paraître sur La Feuille.

Qu’avez-vous laissé faire ?

Ce qu’annonçait Jeremy Rifkin dans son livre «  l’âge de l’accès  » est en train de se réaliser, bien plus vite que je ne l’imaginais lorsque je l’ai lu il y a cinq ans. De plus en plus, le souhait d’être en mesure d’accéder à l’usage des biens culturels est en train de se substituer à celui de posséder les supports et même les fichiers qui les contiennent. Un responsable d’EMI France me le confirmait récemment en ce qui concerne la musique : l’accès est ce qui compte désormais, et la tendance à entreposer sur son disque dur des milliers de titres fait place à la volonté d’être en mesure d’accéder immédiatement, en tout lieu, à une offre illimitée, sans nécessité de stocker, de posséder des albums ou des morceaux. Des services comme Spotify (qui vient de modifier ses règles de fonctionnement)  ou Deezer ( qui a signé l’été dernier un accord avec Orange)  rencontrent un succès très important. L’annonce par Amazon d’un service d’écoute de musique en ligne, Amazon Cloud Drive,  confirme la tendance, et fâche les maisons de disques , qui considèrent que les accords conclus avec Amazon pour la vente en ligne de titres et d’albums en téléchargement n’autorisent pas la firme à offir l’accès en streaming à ces titres.

Le livre n’échappe pas à cette tendance : à partir du moment où il est numérique, que nous importe qu’il réside sur notre disque dur, ou bien sur un serveur distant, du moment que nous  sommes en mesure d’y accéder à chaque fois que nous le souhaitons ? Mieux, s’il est stocké en ligne, il peut nous suivre dans nos usages, nous le retrouvons à la page où nous l’avions abandonné, pour en lire quelques pages sur téléphone portable, et nous en reprendrons plus tard la lecture, sur tablette ou sur liseuse.

Des offres en accès existent déjà pour le livre, mais aucune offre de ce type n’agrège aujourd’hui la totalité des catalogues numériques français. Utilisé depuis des années par les éditeurs scientifiques en direction des bibliothèques universitaires, ce modèle n’est pas encore très développé en direction du public, à l’exception des tentatives de Cyberlibris, de l’offre de publie.net, ou de  celle d‘Izneo pour la bande dessinée. C’est le principe adopté et défendu par Google pour son offre Google Ebooks qui a ouvert aux USA début décembre 2010, mais pas encore en France. Une société espagnole annonce pour juin prochain l’ouverture du site 24symbols.com, qui se présente comme le «  Spotify du livre  » et propose un modèle freemium similaire, mais nul ne sait quel succès ce projet va rencontrer auprès des éditeurs. Les modèles économiques pour ces offres varient : paiement à l’acte pour Izneo et pour Google Ebooks, paiement d’un abonnement annuel chez publie.net permettant un accès illimité au catalogue, accès gratuit accueillant de la publicité ou payant sur abonnement pour le projet 24symbols. Certains libraires espèrent que  la mise en place de la vente de livres numériques en téléchargement se double bientôt d’un accès en streaming aux ouvrages achetés, sachant que cette offre ne peut être organisée par les libraires eux-mêmes, car ils ne disposent pas des fichiers.

La lecture en accès sera considérée par certains comme une insupportable dépossession, mais d’autres la vivront comme un allègement, et comme l’occasion d’accéder à de nouvelles fonctionnalités,  avec des possibilités d’échange et de partage, qu’il s’agisse de commentaires ou de citations.  Téléchargement et streaming coexisteront un long moment.

On peut imaginer que le pendant de cet accès global rendu possible aux livres, aux films, aux morceaux de musique, n’ira pas sans un développement parallèle de pratiques locales ; que cet accès formera probablement d’ici quelques années un substrat considéré comme minimum – accès facilité à l’ensemble des biens culturels sous forme numérisée -  mais qu’il conduira au développement complémentaire et indispensable de pratiques locales, impliquant de «  réelles présences  »,  dans les salles de concert et de cinéma, les librairies et les bibliothèques ; que le livre imprimé ne disparaîtra pas plus que les lieux où on peut l’acheter, l’emprunter ou le consulter, mais qu’il aura acquis une valeur nouvelle,  qu’il s’agira d’un objet plus précieux et plus durable. Il est probable aussi que se multiplieront les échanges entre global et local, l’accès au réseau se banalisant dans des objets toujours plus intégrés dans la vie quotidienne, et les possibilités de re-matérialisation comme l’impression à la demande reliant les lieux réels et les entrepôts virtuels.

L’infrastructure nécessitée par le développement de notre vie en ligne, qu’il s’agisse de nos échanges privés ou semi-privés, de nos partages de textes et d’images fixes et animées, de notre désir d’accéder à l’information, aux savoirs, au cinéma, à la musique, à la littérature depuis n’importe quel terminal relié au web est gigantesque. Le Cloud, malgré son nom qui évoque le lointain, l’impalpable, le vaporeux, n’a rien d’immatériel. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder ces photos, prises la semaine dernière lors d’une visite organisée par Facebook dans son tout nouveau  datacenter à Prineville dans l’Oregon. Les datacenters sont d’énormes consommateurs d’électricité. Un rapport de Greenpeace fait le point sur cette question, Greenpeace qui a vivement dénoncé le choix par Facebook comme fournisseur d’une compagnie qui produit l’électricité via des centrales à charbon, notamment en publiant cette vidéo trouvée sur le blog Presse-Citron :

Facebook : Greenpeace vous invite à abandonner… par gpfrance

Le mouvement de numérisation nous fascine aujourd’hui par sa nouveauté et les possibilités qu’il offre. Mais  lorsque tout ce qui est possible de l’être aura été numérisé et que la plupart des biens culturels susceptibles de l’être seront produits directement en numérique et accessibles sur le web, ce même mouvement tendra probablement à rendre plus précieux tout ce qui lui résiste, tout ce qui ne peut en aucun cas se numériser, tout ce qui s’acharne à demeurer analogique, se refuse à la duplication, à la reproduction parfaite. Les mêmes qui exigent l’accès illimité à toute la musique demandent déjà à leurs parents de rebrancher leurs vieilles platines pour écouter les disques qu’ils achètent en vinyle. Peut-être que nos petits-enfants  supplieront les leurs d’installer dans leur chambre les vieilles étagères Billy entreposées dans la cave, pour épater leurs copains avec des livres imprimés… qui sait ?

Qu’avez-vous gardé ? Qu’avez-vous perdu ? A quoi avez-vous été vigilant ? Qu’avez-vous laissé faire ? Ce sont quelques unes des questions que chaque génération pose à la précédente. Il est à craindre que la question de notre  vigilance concernant les dépenses énergétiques, évoquées plus haut, sera de très loin la plus dérangeante.