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Changer nos façons de travailler (3)

Clément Laberge signale sur son blog le billet de Hugh Mc Guire sur O’Reilly Radar : The line between book and Internet will disappear. La dernière partie de ce billet me rappelle une question que j’avais posée à Christian Fauré il y a déjà deux ans : «  Comment expliquer ce qu’est une API à un patron d’édition ?  » et à laquelle il avait répondu dans ce billet. Que dit Hugh Mc Guire ? Que ce qui se passe aujourd’hui dans le monde de l’édition est une étape transitoire. Une étape que j’avais désignée un jour comme le «  moment ebook  » : une transposition, la plus littérale possible, des livres sur des supports numériques. Et cette étape, déjà, nécessite des changements importants dans les maisons d’édition.

Ce qu’évoque Hugh Mc Guire dans son billet, c’est l’étape suivante. C’est en pensant à cette étape suivante que j’avais eu envie de poser ma question à Christian. À ce moment, le monde de l’édition entrera de plain pied dans l’écosystème d’Internet. Les livres numériques que nous fabriquons aujourd’hui sont, du point de vue de la logique web, des objets assez paradoxaux, comme suspendus entre l’objet livre dont il sont le simulacre, et le destin numérique qui les attend :

«  Une API (Application Programming Interface) est une interface de programmation. C’est ce que les sympathiques entreprises du web construisent, pour faire en sorte que d’autres entreprises innovantes et développeurs puissent construire des outils et des services s’appuyant sur leurs propres bases de données et services.

Par exemple :

Google Maps a une  (et même plusieurs…) API(s), de sorte que les services de géolocalisation (par exemple Yelp) peuvent utiliser Google Maps et les informations business qu’il contient pour mieux servir ses clients de niche.

Twitter possède une API, ainsi des services tiers peuvent construire des clients Twitter, rechercher sur Twitter, fournir des statistiques sur Twitter etc…

Amazon a une API, qui permet aux développeurs de trouver des produits et de pointer sur l’information qui leur est associée.

Wikipedia a une API, ainsi on peut faire quelque chose comme de fabriquer des livres à partir de l’ensemble des versions successives de l’article de Wikipedia concernant la guerre d’Irak.

Nous sommes encore très très loin du moment où les éditeurs se considèreront eux mêmes comme des fournisseurs d’API, des Interfaces de Programmation des livres qu’ils publient. Mais nous avons observé à de nombreuses reprises que la valeur augmente lorsque les données s’ouvrent (parfois de manière sélective) au monde. C’est vraiment pour cela qu’Internet est fait ; et c’est là où l’édition de livres va aller. Finalement.

Je ne sais pas exactement ce à quoi une API pour les livres  pourrait bien ressembler.

Je ne sais pas quelles choses géniales les gens vont commencer à faire lorsque les livres seront réellement sur Internet.

Mais je sais que cela va arriver, et que l’avenir de l’édition a quelque chose à voir avec cela. Le monde actuel des livres numériques n’est qu’une transistion vers un écosystème de l’édition de livres numériques connectés qui ne ressemblera en rien au monde des livres dans lequel nous vivons aujourd’hui.  »

Aujourd’hui, déjà, nous changeons nos manières de travailler, pour créer et diffuser des livres en version numérique. Mais ne croyons pas qu’une fois cette transition effectuée, une fois que ces changements auront été parfaitement intégrés, nous pourrons nous asseoir et souffler. Il est fort probable, au contraire, que des changements bien plus importants nous attendent. Et c’est maintenant qu’il faut y penser, c’est aujourd’hui qu’il faut s’y préparer, en demeurant curieux et ouverts, attentifs à ce qui se passe sur le web, actifs sur les réseaux, curieux des avancées et des innovations. Pas plus que Hugh Mc Guire je n’ai une idée bien précise de ce à quoi ressembleront ces «  API des livres  ». Mais je partage cette intuition que c’est ce qui nous attend.

On ne s’étonnera pas de trouver Hugh Mc Guire parmi les intervenants d’un événements organisé par Internet Archive à San Francisco les 21 et 22 octobre prochain, intitulé «  Books in Browsers  ».

Des orages sémantiques

Rencontré une nouvelle métaphore météorologique qui me plaît beaucoup  dans le billet de Christian Fauré intitulé «  les enjeux d’une bibliothèque sur le web  » , où il nous parle d’orages sémantiques.

«  Concernant les bibliothèques, ma proposition sera donc la suivante : il faut développer les «  orages sémantiques  ». Par cette expression on entend l’ensemble des discussions, polémiques, argumentations autour d’une ressource (auteur, oeuvre, thème, etc.). Dans cette perspective, il faut considérer que chaque ressource disponible en ligne est un paratonnerre dont le but est de capter les polémiques et les discussions dont elle fait l’objet  »

Avec cette approche, l’activité de catalogage s’étend au-delà du catalogage des oeuvres puisqu’il couvre le catalogage des débats autour des ressources sur le web. Grâce à ce catalogage des «  orages sémantiques  », une bibliothèque peut commencer à fournir de nouveaux services, comme par exemple une sorte de «  Zeitgeist  », un esprit du temps.  »

Des ressources en ligne fonctionnant comme des paratonnerres… Bien sûr ! En lisant le billet de Christian, je réalise que nombre des observations qu’il fait,  et qui concernent les bibliothèques,  peuvent également s’appliquer aux éditeurs… Je suis d’accord avec Christian sur l’idée qu’éditeurs et bibliothécaires auraient beaucoup à gagner à mieux réfléchir et agir ensemble, à affiner leur compréhension du web et de ce qui peut s’y inventer. Dans ma veille et ma réflexion, je suis amenée à suivre, via mon agrégateur ou mon fil twitter nombre de bibliothécaires, dont j’apprends beaucoup. Nous sommes nombreux à penser qu’à l  »ère du web, le concept de «  chaîne du livre  » est devenu inopérant, et fait place à celui de réseau. Et que notre représentation spontannée de ce qu’est un site web, vu comme un espace clos disposant d’un contenu propre, sorte d’ilôt sur le web où il conviendrait de chercher à attirer le plus de visiteurs possibles, doit être dépassée. Parce que la force d’un réseau ce n’est pas la puissance de chacun de ses nœuds, mais bien la puissance des liens entre ces nœuds, ce qui circule en permanence à travers le réseau, et qui crée du sens. L’image de l’orage sémantique et du paratonnerre aide à se représenter le potentiel énorme de cette circulation nerveuse des informations, et la manière dont elles peuvent être agrégées, mises en forme, traitées pour produire du sens.

Comme les bibliothécaires, les éditeurs, de plus en plus, devront intégrer cette vision à leur pratique, apporter le plus grand soin à la production et à l’exposition des métadonnées, et faire en sorte à la fois de repérer, d’alimenter, animer et agréger les conversations dont les livres qu’ils publient sont l’objet.

Je le dis chaque fois que je peux : le «  virage numérique  » de l’édition n’a de sens que pris dans un changement bien plus radical et profond, dont nous ne prenons la mesure que très progressivement. Celui apporté par les potentialités du web, que nous peinons à nous représenter correctement, car sa représentation est à bien des égards, pour qui n’est pas plongé au quotidien dans ses méandres, contre-intuitive.

Des billets comme celui-ci ont le grand mérite de nous aider à mieux penser le web, ce qui s’y joue, ce que nous pouvons essayer d’y faire advenir, et le rôle actif et complémentaire que peuvent y jouer aussi bien les acteurs privés du monde de l’édition (auteurs inclus)  que la puissance publique, via les bibliothèques.