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Ello : je n’ai pas pu m’en empêcher

Capture d’écran 2014-10-04 à 18.50.12C’est plus fort que moi. Je ne me peux pas m’en empêcher. Dès qu’apparaît un nouveau réseau social, il faut que je dégote une invitation, et que j’aille m’y promener. Les plâtres sont encore frais, la peinture n’a pas fini de sécher, mais c’est cela que je préfère, un lieu sur le web encore peu fréquenté, où on crie «  ouh ouh  » dans les couloirs pour essayer de trouver quelqu’un à qui parler. En fait, cette fois-ci, on ne crie pas «  ouh ouh  », on crie «  Ello  »  (sans H).

Grâce à Sebastian Posth, qui m’a gentiment envoyé une invite, je me suis retrouvée un soir en train d’accomplir les incontournables petits gestes que l’on fait lorsque l’on débarque sur un nouveau réseau : charger une photo, écrire les quelques mots qui disent ce que vous voulez que les autres sachent de vous au premier regard, choisir un mot de passe difficile à deviner et pas trop facile à oublier.

Et puis on plonge. Tiens, Christine Génin est là, et Olivier Ertzscheid, et Daniel Bourrion. Autrefois j’aurais dit y avoir retrouvé    »tout mon agrégateur  », du temps de la blogosphère du livre. Aujourd’hui, je dirais plutôt que je croise des habitants de ma Twitt Line. Que font les gens ici ? Que racontent-ils ? En quoi c’est différent de Facebook, à part le fait qu’il n’y a pas de pub ?

Difficile de choisir qui suivre, un peu comme il n’est pas toujours simple de choisir à qui parler lorsqu’on arrive dans une soirée où on ne connaît personne. Commencer par écouter. Attraper un fil et le suivre. Reconnaître un nom, lire ce qu’il a posté, voir qui sont ses followers, et qui il suit.

Ceux qui ont à leur actif le plus grand nombre de posts forment le premier cercle de ceux qui, proches des fondateurs du site, l’ont utilisé en mode privé, avant même l’ouverture en version beta en avril dernier.  Curieuse (oui, je sais), je cherche à en savoir plus sur les fondateurs. Je trouve le site de Paul Budnitz, et sa page de présentation. Je lis une interview dans laquelle il explique ainsi le brutal succès d’Ello, qui intervient avant même que le site soit ouvert à tous :

Pourquoi Ello s’est mis à faire sensation ainsi, pratiquement d’un jour à l’autre ?

Paul Budnitz : Il y a eu un bon design, de la chance, et le fait d’arriver au bon moment. L’expérience sur tous les réseaux sociaux est devenue pénible, pour de nombreuses raisons, l’une d’entre elle étant bien sûr la pub. Et c’est clairement une préoccupation forte pour nous. Mais quand tu te débarrasses de la pub et de la fouille de données, tu es libre de te concentrer uniquement sur la qualité du design. Et donc je pense que c’est une combinaison de choses qui sont arrivées au même moment. Nous avons eu quelques bons articles dans la presse geek, et quelques fuites dans la presse allemande. Et ensuite Facebook a commencé à exclure de son réseau agressivement ceux qui n’utilisaient pas leur vrai nom. Et il y a eu une forte réaction à cela.

Mais Budnitz n’est pas l’unique fondateur. Il s’est associé à deux petites structures installées dans le Colorado, l’une à Boulder, centrée sur le design, Berger & Föhr, et l’autre à Denver, axée sur le développement, Mode Set. En me promenant de site en site, j’ai trouvé une interview de Berger & Föhr réalisée avant qu’ils aient commencé à travailler sur Ello. La société de Paul Budnitz était alors encore basée dans le Colorado également (avant de s’implanter dans le Vermont) et Paul était l’un de leurs clients. Le même site comporte une interview du directeur de Mode Set, Justin Gitlin.

Je lis aussi les réponses d’Antonio Casilli à Télérama, qui l’interroge sur la posture «  anti-Facebook  » de Ello, et la sincérité de ses fondateurs lorsqu’ils affirment ne pas être intéressés par les données de leurs utilisateurs.

Antonio ferait-il partie de ceux que Jay Rosen désigne comme des «  pré-mystificateurs  » (soit des «  démystificateurs agissant préventivement  ») ? Jay crée ce néologisme «  prebunking  » dans un post sur Ello que je traduis ainsi :

«  Pré-mystifier. C’est comme démystifier, mais sans avoir besoin d’attendre. Vous savez déjà que cela ne va pas marcher avant que cela ait vraiment démarré :  “Dites simplement non à Ello” 

Le pré-mystificateur fait partie de l’espèce journalistique connue sous le nom de “hype”, mais se présente comme son opposé : le “anti-hype”. Je dis qu’il relève du “hype”, parce qu’il éxagère le bruit fait par le phénomène nouveau de manière à montrer à quel point ce bruit est ridiculement gonflé. Comme par exemple ceci : “le réseau social le plus hot du moment va complètemnet mettre à terre ce cloaque capitaliste qu’est devenu Facebook”.
La pré-mystification, c’est du réalisme à bas prix.C’est un raccourci facile pour apparaître intelligent et mesuré, le seul adulte dans la pièce. Vous coupez court à l’excitation des gens en un soupir, et faites en sorte qu’ils s’agacent ensuite au moindre ballon gonflé. Un bon pré-mystificateur va glisser à la surface du phénomène en gémissant : “inutile de creuser plus, il n’y a rien à voir ici”.

J’ai toujours préféré creuser, quant à moi. M’inscrire. Fureter. Suivre des gens que je connais, d’autres que je ne connais pas. Commenter ici. Poster là. Laisser un peu de temps au temps, et voir de quelle manière une plateforme va évoluer. Peut-être suis-je imprudente ou naïve, mais je ne me fais pas un souci énorme pour mes données, depuis le temps, convaincue que c’est en exerçant son identité numérique que l’on apprend à la maîtriser, et que le web est un espace public, qu’il faut apprendre à habiter avec prudence mais sans crainte excessive. L’utilisation de mes données pour améliorer le ciblage publicitaire, pour le moment, me semble encore plutôt rudimentaire, et je me demande ce que font les data-scientists surpayés qui me valent de subir, depuis deux mois que j’ai acheté ma paire de Bensimon bleu marine, des propositions de paires de Bensimon bleu marine sur chaque page avec pub que je consulte. J’ai envie de lui dire, au data-scientist qui a bâclé son algorithme : «  bravo mon gars, t’as détecté que je m’étais acheté une paire de tennis. Trop fort. Maintenant, creuse-toi un peu la tête et essaye de me proposer autre chose. Je n’ai pas l’intention de me trimballer tout 2014-2015 en Bensimon bleu marine.  »

Retour sur Ello.

Les petits détails de design que j’aime :

- utiliser les flèches du clavier pour faire apparaitre et disparaitre les éléments de navigation situés à gauche de l’écran

- utiliser les touches F et N pour passer du flux «  Friends  » au flux «  Noise  ».

- les trois éléments d’édition de texte (gras, italique, ajout d’un lien) qui suffisent à mon bonheur sur un réseau social

Et aussi, l’absence de chats, de bébés chanteurs, et la sur-représentation en créateurs, artistes, musiciens, graphistes, designers de toutes sortes. Incontestablement, il souffle sur le Ello que je visite un esprit particulier, et qui me plaît.

Et en fait, c’est aussi plutôt agréable l’absence de publicité, finalement.

 

 

Des orages sémantiques

Rencontré une nouvelle métaphore météorologique qui me plaît beaucoup  dans le billet de Christian Fauré intitulé «  les enjeux d’une bibliothèque sur le web  » , où il nous parle d’orages sémantiques.

«  Concernant les bibliothèques, ma proposition sera donc la suivante : il faut développer les «  orages sémantiques  ». Par cette expression on entend l’ensemble des discussions, polémiques, argumentations autour d’une ressource (auteur, oeuvre, thème, etc.). Dans cette perspective, il faut considérer que chaque ressource disponible en ligne est un paratonnerre dont le but est de capter les polémiques et les discussions dont elle fait l’objet  »

Avec cette approche, l’activité de catalogage s’étend au-delà du catalogage des oeuvres puisqu’il couvre le catalogage des débats autour des ressources sur le web. Grâce à ce catalogage des «  orages sémantiques  », une bibliothèque peut commencer à fournir de nouveaux services, comme par exemple une sorte de «  Zeitgeist  », un esprit du temps.  »

Des ressources en ligne fonctionnant comme des paratonnerres… Bien sûr ! En lisant le billet de Christian, je réalise que nombre des observations qu’il fait,  et qui concernent les bibliothèques,  peuvent également s’appliquer aux éditeurs… Je suis d’accord avec Christian sur l’idée qu’éditeurs et bibliothécaires auraient beaucoup à gagner à mieux réfléchir et agir ensemble, à affiner leur compréhension du web et de ce qui peut s’y inventer. Dans ma veille et ma réflexion, je suis amenée à suivre, via mon agrégateur ou mon fil twitter nombre de bibliothécaires, dont j’apprends beaucoup. Nous sommes nombreux à penser qu’à l  »ère du web, le concept de «  chaîne du livre  » est devenu inopérant, et fait place à celui de réseau. Et que notre représentation spontannée de ce qu’est un site web, vu comme un espace clos disposant d’un contenu propre, sorte d’ilôt sur le web où il conviendrait de chercher à attirer le plus de visiteurs possibles, doit être dépassée. Parce que la force d’un réseau ce n’est pas la puissance de chacun de ses nœuds, mais bien la puissance des liens entre ces nœuds, ce qui circule en permanence à travers le réseau, et qui crée du sens. L’image de l’orage sémantique et du paratonnerre aide à se représenter le potentiel énorme de cette circulation nerveuse des informations, et la manière dont elles peuvent être agrégées, mises en forme, traitées pour produire du sens.

Comme les bibliothécaires, les éditeurs, de plus en plus, devront intégrer cette vision à leur pratique, apporter le plus grand soin à la production et à l’exposition des métadonnées, et faire en sorte à la fois de repérer, d’alimenter, animer et agréger les conversations dont les livres qu’ils publient sont l’objet.

Je le dis chaque fois que je peux : le «  virage numérique  » de l’édition n’a de sens que pris dans un changement bien plus radical et profond, dont nous ne prenons la mesure que très progressivement. Celui apporté par les potentialités du web, que nous peinons à nous représenter correctement, car sa représentation est à bien des égards, pour qui n’est pas plongé au quotidien dans ses méandres, contre-intuitive.

Des billets comme celui-ci ont le grand mérite de nous aider à mieux penser le web, ce qui s’y joue, ce que nous pouvons essayer d’y faire advenir, et le rôle actif et complémentaire que peuvent y jouer aussi bien les acteurs privés du monde de l’édition (auteurs inclus)  que la puissance publique, via les bibliothèques.