Ce qu’annonçait Jeremy Rifkin dans son livre « l’âge de l’accès » est en train de se réaliser, bien plus vite que je ne l’imaginais lorsque je l’ai lu il y a cinq ans. De plus en plus, le souhait d’être en mesure d’accéder à l’usage des biens culturels est en train de se substituer à celui de posséder les supports et même les fichiers qui les contiennent. Un responsable d’EMI France me le confirmait récemment en ce qui concerne la musique : l’accès est ce qui compte désormais, et la tendance à entreposer sur son disque dur des milliers de titres fait place à la volonté d’être en mesure d’accéder immédiatement, en tout lieu, à une offre illimitée, sans nécessité de stocker, de posséder des albums ou des morceaux. Des services comme Spotify (qui vient de modifier ses règles de fonctionnement) ou Deezer ( qui a signé l’été dernier un accord avec Orange) rencontrent un succès très important. L’annonce par Amazon d’un service d’écoute de musique en ligne, Amazon Cloud Drive, confirme la tendance, et fâche les maisons de disques , qui considèrent que les accords conclus avec Amazon pour la vente en ligne de titres et d’albums en téléchargement n’autorisent pas la firme à offir l’accès en streaming à ces titres.
Le livre n’échappe pas à cette tendance : à partir du moment où il est numérique, que nous importe qu’il réside sur notre disque dur, ou bien sur un serveur distant, du moment que nous sommes en mesure d’y accéder à chaque fois que nous le souhaitons ? Mieux, s’il est stocké en ligne, il peut nous suivre dans nos usages, nous le retrouvons à la page où nous l’avions abandonné, pour en lire quelques pages sur téléphone portable, et nous en reprendrons plus tard la lecture, sur tablette ou sur liseuse.
Des offres en accès existent déjà pour le livre, mais aucune offre de ce type n’agrège aujourd’hui la totalité des catalogues numériques français. Utilisé depuis des années par les éditeurs scientifiques en direction des bibliothèques universitaires, ce modèle n’est pas encore très développé en direction du public, à l’exception des tentatives de Cyberlibris, de l’offre de publie.net, ou de celle d‘Izneo pour la bande dessinée. C’est le principe adopté et défendu par Google pour son offre Google Ebooks qui a ouvert aux USA début décembre 2010, mais pas encore en France. Une société espagnole annonce pour juin prochain l’ouverture du site 24symbols.com, qui se présente comme le « Spotify du livre » et propose un modèle freemium similaire, mais nul ne sait quel succès ce projet va rencontrer auprès des éditeurs. Les modèles économiques pour ces offres varient : paiement à l’acte pour Izneo et pour Google Ebooks, paiement d’un abonnement annuel chez publie.net permettant un accès illimité au catalogue, accès gratuit accueillant de la publicité ou payant sur abonnement pour le projet 24symbols. Certains libraires espèrent que la mise en place de la vente de livres numériques en téléchargement se double bientôt d’un accès en streaming aux ouvrages achetés, sachant que cette offre ne peut être organisée par les libraires eux-mêmes, car ils ne disposent pas des fichiers.
La lecture en accès sera considérée par certains comme une insupportable dépossession, mais d’autres la vivront comme un allègement, et comme l’occasion d’accéder à de nouvelles fonctionnalités, avec des possibilités d’échange et de partage, qu’il s’agisse de commentaires ou de citations. Téléchargement et streaming coexisteront un long moment.
On peut imaginer que le pendant de cet accès global rendu possible aux livres, aux films, aux morceaux de musique, n’ira pas sans un développement parallèle de pratiques locales ; que cet accès formera probablement d’ici quelques années un substrat considéré comme minimum – accès facilité à l’ensemble des biens culturels sous forme numérisée - mais qu’il conduira au développement complémentaire et indispensable de pratiques locales, impliquant de « réelles présences », dans les salles de concert et de cinéma, les librairies et les bibliothèques ; que le livre imprimé ne disparaîtra pas plus que les lieux où on peut l’acheter, l’emprunter ou le consulter, mais qu’il aura acquis une valeur nouvelle, qu’il s’agira d’un objet plus précieux et plus durable. Il est probable aussi que se multiplieront les échanges entre global et local, l’accès au réseau se banalisant dans des objets toujours plus intégrés dans la vie quotidienne, et les possibilités de re-matérialisation comme l’impression à la demande reliant les lieux réels et les entrepôts virtuels.
L’infrastructure nécessitée par le développement de notre vie en ligne, qu’il s’agisse de nos échanges privés ou semi-privés, de nos partages de textes et d’images fixes et animées, de notre désir d’accéder à l’information, aux savoirs, au cinéma, à la musique, à la littérature depuis n’importe quel terminal relié au web est gigantesque. Le Cloud, malgré son nom qui évoque le lointain, l’impalpable, le vaporeux, n’a rien d’immatériel. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder ces photos, prises la semaine dernière lors d’une visite organisée par Facebook dans son tout nouveau datacenter à Prineville dans l’Oregon. Les datacenters sont d’énormes consommateurs d’électricité. Un rapport de Greenpeace fait le point sur cette question, Greenpeace qui a vivement dénoncé le choix par Facebook comme fournisseur d’une compagnie qui produit l’électricité via des centrales à charbon, notamment en publiant cette vidéo trouvée sur le blog Presse-Citron :
Facebook : Greenpeace vous invite à abandonner… par gpfrance
Le mouvement de numérisation nous fascine aujourd’hui par sa nouveauté et les possibilités qu’il offre. Mais lorsque tout ce qui est possible de l’être aura été numérisé et que la plupart des biens culturels susceptibles de l’être seront produits directement en numérique et accessibles sur le web, ce même mouvement tendra probablement à rendre plus précieux tout ce qui lui résiste, tout ce qui ne peut en aucun cas se numériser, tout ce qui s’acharne à demeurer analogique, se refuse à la duplication, à la reproduction parfaite. Les mêmes qui exigent l’accès illimité à toute la musique demandent déjà à leurs parents de rebrancher leurs vieilles platines pour écouter les disques qu’ils achètent en vinyle. Peut-être que nos petits-enfants supplieront les leurs d’installer dans leur chambre les vieilles étagères Billy entreposées dans la cave, pour épater leurs copains avec des livres imprimés… qui sait ?
Qu’avez-vous gardé ? Qu’avez-vous perdu ? A quoi avez-vous été vigilant ? Qu’avez-vous laissé faire ? Ce sont quelques unes des questions que chaque génération pose à la précédente. Il est à craindre que la question de notre vigilance concernant les dépenses énergétiques, évoquées plus haut, sera de très loin la plus dérangeante.