Le terme anglais « digital literacy » n’a pas d’équivalent français. Alain Giffard parle de « culture de l’écrit numérique », Milad Doueihi dans « la grande conversion numérique » utilise soit « savoir-lire numérique » soit « compétence numérique« . Je passe cet après-midi du livre de Doueihi à quelques articles d’Alain Giffard qui me reviennent en mémoire à la lecture de ce billet de Jean-Michel Salaün, qui commente deux études. L’une, américaine, met en évidence un fort recul de la lecture chez les jeunes. Ils lisent moins, diront certains, mais ils ont développé d’autres habiletés, notamment sur le web, où ils se meuvent comme des poissons dans l’eau. Que nenni, nous dit la seconde étude, britannique celle-là. Jean-Michel Salaün résume :
« La lecture des jeunes à l’écran n’y apparait pas vraiment en effet comme encore très efficace. Le rapport présente les résultats d’une enquête sur la façon dont les jeunes naviguent sur le Web et s’y informent. Sans surprise non plus, il montre que la « génération Google » n’a pas beaucoup d’esprit critique face aux outils et que les bibliothèques ne positionnent pas leur service de façon pertinente. »
Alain Giffard aborde les mêmes questions dans cet article inclus dans une étude remise au ministère de la Culture et de la Communication et intitulée, « Lire, les pratiques culturelles du numérique ». J’aime bien ce passage :
« Il y a une erreur de perspective que les documentalistes des collèges et lycées relèvent souvent : les élèves prennent au pied de la lettre le discours d’accompagnement des industries de l’information selon lequel on trouve toute l’information du monde sur internet. Cette idée qui apparaît absurde à beaucoup d’adultes est très répandue et solidement établie. Elle traduit admirablement la croyance en la force de la simulation. Malheureusement, on ne trouve pas sur internet d’information sur les informations qui ne sont pas sur internet. »
Ce qui pointe dans ces discours c’est la crainte qu’une sorte de « trou » se produise dans les compétences. Une génération aurait perdu l’accès à certains savoirs et certaines connaissances que l’école et les autres instances d’éducation ne parviendraient plus à transmettre, et n’aurait pas encore acquis ceux que l’école ne réussirait pas encore à transmettre. Que pourront alors faire nos petits-enfants avec les merveilleux outils que nous leur aurons légués, s’ils n’ont plus la capacité de se concentrer, de différencier un type d’écrit d’un autre, de rédiger convenablement ? Copier, et coller, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à copier, plus rien à coller ?
Le risque est de rejoindre très vite le choeur des pleureuses : le niveau baisse, je n’ai encore jamais eu une classe comme ça, tout se perd, c’était mieux avant…
D’abord, la culture savante reste le fait d’une élite. Beaucoup d’individus ne peuvent perdre ce qu’ils n’ont jamais acquis : cette fameuse « literacy » est encore loin d’être un bien partagé par le plus grand nombre. Ensuite, les études mesurent ce que leurs auteurs connaissent, et par définition, ils peuvent passer à côté de compétences dont ils n’ont aucune idée. Je pense à ce qu’André Gunthert étudie par exemple de l’usage que les jeunes font de la photographie numérique et de la vidéo, des objets qui tendent à se banaliser, au moins via les téléphones portables qui en sont quasiment tous équipés.
Je ne crois pas que nous ayons tellement besoin de cris d’alarme. Nous avons besoin de demeurer fermes sur ce que nous désirons transmettre, et curieux de ce qui s’invente. Ne pas laisser disparaître ce qui nous constitue, ne pas dénigrer ni ignorer ce qui apparaît. A l’articulation des deux cultures, le livre de Doueihi (que je n’ai pas encore fini) est ce que j’ai lu de plus stimulant depuis bien longtemps.