Pour moi, clairement, le document que François Bon présente ici n’est pas un livre. Si c’était le cas, deviendraient des livres quantité d’objets audio-visuels, dont jusqu’à présent personne n’a pensé un instant qu’ils étaient des livres.
Pourquoi la question se pose-t-elle aujourd’hui ? C’est la conséquence directe de la dématérialisation du livre, et de l’irruption du numérique et d’internet. Je souscris entièrement au texte d’Arnaud Maïsetti qu’a publié Constance, j’aurais aimé l’avoir écrit, tellement il exprime avec justesse ce que je pense et ressens.
Je ne dirais pas que l’on n’a plus besoin du mot « livre » : on en aura besoin tant qu’il y aura des livres, et si d’autres formes d’inscription et de transmission du savoir et d’une « relation réfléchie au monde » émergent, d’autres termes surgiront probablement pour les désigner. Il restera à définir à quel instant une forme échappe à la définition du livre : l’habit de papier et de colle semblait bien pratique pour reconnaitre un livre…
Même les livres numérisés, objets dérivés des livres publiés initialement sous forme imprimés, seront probablement très vite de plus en plus différents de la version imprimée : on souhaitera leur adjoindre les commodités permises par leur nouveau statut d’objet numérique, interactivité, adjonction d’éléments multimédias, possibilités de recherche, possibilités d’annotation, voire lectures collaboratives.
Il y a déjà des déplacements qui s’effectuent, entre par exemple le livre et le jeu vidéo. De nombreux talents, talents de raconteurs d’histoires, de ceux qui aiment inventer des mondes et nous les proposer, choisissent aujourd’hui de s’exprimer à travers le jeu vidéo, qui combine narration, interactivité, image, animation 3D. Et lorsque l’on aura cessé de mépriser ces formes, on se rendra compte que de véritables créateurs émergent dans ces sphères largement ignorées du monde de l’édition. Le jeu vidéo fait l’objet aujourd’hui de la même méfiance parmi les intellectuels que le cinéma dans ses débuts, ou la bande dessinée.
C’est aussi du côté des arts numériques que pourront se tourner ceux des auteurs qui apprivoisent les outils numériques. Et là, toutes les rencontres sont imaginables, avec la peinture et la danse, l’architecture, la musique, le design. Ainsi s’écrira la suite d’aventures collectives qui ont existé bien avant le numérique et continueront d’exister aussi en dehors de lui, celles de rencontres entre artistes : voir les livres d’artistes de Michel Butor, ceux de Miro (exposés cet été à la fondation Maeght), ou bien lectures de François avec Pifarély et bien d’autres performances et réalisations.
Dès qu’il quitte son costume de papier, le livre, pffuitttt, nous file entre les doigts, et s’en va flirter avec les applications, le son, la vidéo…
L’opération inverse existe, avec l’impression à la demande, qui voit le livre (dans l’acception « objet » du terme), comme l’une des occurrences d’une œuvre qui existe tout d’abord au format numérique, et vient se matérialiser sous forme de livre imprimé pour répondre au besoin particulier d’un utilisateur (qui aime le papier, souhaite une lecture déconnectée, veut pouvoir le poser sur une étagère de bibliothèque, écrire dedans, ne pas devoir brancher quoique ce soit ou allumer quoique ce soit pour accéder au texte…)
Si on s’efforce aujourd’hui de fixer la définition du terme « livre numérique », c’est pour pouvoir décider d’étendre la définition du livre, et qu’elle englobe les livres numériques. Tout simplement parce qu’ainsi, tous les livres numériques seraient des livres, et seraient d’un seul coup : 1) concernés par la loi Lang, c’est à dire que leur prix demeurerait fixé par les éditeurs, avec un effet protecteur pour les libraires, 2) soumis à une TVA de 5,5%, taux accordé aux livres, mais pour l’instant, leur définition spécifie qu’ils sont « imprimés », et leur version numérique est vendue avec une TVA de 19,6%.
(illustration : un des livres de plomb d’Anselm Kieffer, photographié au Grand Palais en 2007.)