Que pouvons-nous apprendre des webdesigners ?

Le livre numérique, c’est « juste » un fichier…

À la jonction entre les deux significations du terme “livre” (livre en tant qu’œuvre de l’esprit ou livre en tant qu’objet matériel), se situent des opérations de mise en forme qui sont transformées radicalement dès lors qu’il s’agit de produire un livre numérique : ces opérations à la fois intellectuelles et artistiques qui participent au sens et au propos du livre conditionnent également sa matérialité, son aspect. Contrairement à ce que certains imaginent, la fabrication d’un livre numérique est tout sauf triviale. Comment ça ? L’édition ne s’est elle pas déjà informatisée depuis de longues années ? N’est-ce pas déjà un fichier informatique qui est aujourd’hui adressé à l’imprimeur ? Qu’il n’y aurait plus qu’à mettre à disposition des e-libraires ?  En réalité,  le fichier destiné à l’imprimeur n’est en aucun cas utilisable tel quel pour la lecture numérique. Il a été mis en forme en vue d’une impression, et non d’un affichage sur des terminaux de différentes tailles, disposant de différents moteurs de lecture, supportant différents formats. La production de fichiers numériques susceptibles d’offrir  une expérience de lecture numérique satisfaisante nécessite le recours à des savoir-faire particuliers ainsi que la mise en place d’un process de production itératif (produire, tester sur différents terminaux, corriger, tester etc.) jusqu’à obtention d’un fichier, en réalité de plusieurs fichiers,  de la qualité requise. Que certaines de ces opérations soient ou non sous-traitées à des sociétés extérieures ne change rien à l’affaire : c’est l’éditeur qui est responsable, en particulier devant l’auteur, de la qualité du fichier qui va être mis en circulation. C’est lui qui signe le “bon à publier”.

Ça ressemble au web…

La réalisation d’un livre numérique n’est-elle pas, de ce fait, plus proche dans les compétences qu’elle requiert, de l’activité d’un webdesigner que de celles des maquettistes et des compositeurs du monde de l’imprimé ? Le webdesign est né dans dans un milieu technique très contraint : faible bande passante, performances médiocres et disparité dans l’interprétation des standards des navigateurs, outils frustes, écrans faiblement définis, affichages lents, nombre de polices de caractères limité. Même si les performances des écrans et de la bande passante ont évolué, le talent du webdesigner réside encore aujourd’hui dans sa capacité à intégrer des contraintes qui demeurent fortes pour créer des sites beaux et agréables à consulter, d’une navigation aisée, mais également  faciles à mettre à jour et à faire évoluer. Une séparation radicale a aussi eu lieu en ce qui concerne le webdesign : on a rapidement cessé de mélanger dans un même fichier la description et l’expression du contenu des instructions concernant sa mise en forme. Ce qui permet, en modifiant un fichier, de modifier l’aspect de tout un site web. Ce qui offre aussi la possibilité de faire circuler les éléments de contenu et de les afficher dans des environnements graphiques très différents les uns des autres.

À celui qui réalise des livres numériques, le webdesigner pourra enseigner une certaine humilité :  ni l’un ni l’autre n’ont sur le résultat final de leur travail le même contrôle absolu que celui dont dispose le maquettiste dans le monde de l’imprimé. Cette philosophie du webdesigner, qui, ayant accepté une certaine perte de contrôle, met tout son talent à proposer cependant la meilleure expérience de lecture et de navigation possible, est très utile au e-book designer. Et les deux métiers ont ceci de commun que pour les pratiquer avec succès, il faut marier une grande sensibilité visuelle avec un intérêt pour la dimension “computationnelle”, le goût de l’image et celui du code.

…mais ce n’est pas le web.

Le webdesign ignore cependant presque tout de ce qu’est un livre, et apporte rarement des solutions satisfaisantes aux problèmes spécifiques posés au ebook designer. Comment  permettre le confort d’une lecture immersive ?  Cela passe par la réponse à une infinité de questions du type : “Comment gérer les notes en bas de pages ?” “ Comment obtenir un affichage convenable des lettrines ?”  “Quel repère dans l’avancement d’un texte si le numéro de page n’est plus attaché, selon la taille de l’écran utilisé pour le lire, à la même portion de texte ?”… Les réponses à ces questions ne sont pas toutes du ressort de celui qui travaille à produire le fichier numérique : certaines sont apportées au niveau du logiciel de lecture, d’autres au niveau du format de fichier. La personne en charge de la production du fichier  doit cependant être consciente de la latitude dont elle dispose, afin de l’exploiter au maximum. Les subtiles différences entre les plateformes de vente de livres numériques dans la manière d’accommoder les formats débouchent sur des différences dans l’affichage d’un même livre selon qu’il est acquis sur une ou l’autre plateforme, consulté sur l’un ou l’autre terminal. Le travail de préparation des fichiers ressemble fort aux tests que les développeurs web doivent accomplir sur les différents navigateurs (internet explorer, safari, firefox etc.) dont la plupart ne respectent qu’imparfaitement les spécifications publiées par le w3c. L’utilisation d’un unique fichier, qui procurerait une expérience de lecture parfaitement satisfaisante sur l’ensemble des plateformes et la totalité des dispositifs de lecture est aujourd’hui illusoire, ou bien oblige à s’aligner sur le moteur de lecture le moins performant. Pour qui reste attaché à la qualité, pour qui ne s’en remet pas au hasard pour décider de la forme d’un texte, plusieurs variantes numériques d’un même titre doivent être produites, chacune prenant en compte les spécificités de chaque plateforme.

Je suis loin d’avoir fait le tour de la question, et les modes d’organisation diffèrent grandement selon la taille des maisons d’édition, le nombre et le type de livres produits. Certains secteurs d’édition (guides de voyage par exemple) se prêtent plus que d’autres à la mise en place de process de production quasi automatisés, la structuration des textes se faisant dès l’amont (XML first), les auteurs appelés à  travailler directement sur des outils effectuant cette structuration de manière transparente.

J’aurai plaisir à lire vos réactions et témoignages sur ces questions dans les commentaires…

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Quelques signes noirs sur un écran blanc

Deux histoires se croisent lorsque advient le livre numérique : celle, pluri-centenaire, du livre et de l’édition, et la brève histoire du web. Indifférent au devenir du  livre, le texte numérique parcourt librement le web, et des écritures singulières y apparaissent, loin des contraintes et des exigences de l’édition traditionnelle. Inquiet de cette prolifération, de ces flux innombrables,  mais fasciné par la puissance du web, le livre se défait de son corps de colle et de papier, et se lance dans l’aventure numérique.

Séparation : détachement et émancipation

Pour ceux des livres qui ont été publiés avant l’informatisation de la fabrication, la numérisation passe par l’utilisation d’un scanner : on dit alors qu’on “part du papier”, et c’est bien cela, c’est bien ce que fait le texte,  il “s’en va du papier”, littéralement. Tel un scalpel, le scanner détache  les mots de la matérialité de la page, afin qu’ils se tiennent prêts pour une autre forme de matérialité, celle, mouvante, des écrans. Le livre en tant qu’œuvre de l’esprit s’y trouve séparé du livre comme objet, et cette séparation dont les conséquences ne nous sont pas encore toutes apparues est un événement d’envergure, inédit dans notre histoire culturelle.

La numérisation est une séparation, et comme toute séparation elle comporte au moins deux versants :
– l’un qui consiste en un arrachement, auquel on associe des sentiments négatifs : douleur, crainte, incertitude, abandon, sentiment de perte. Ceux qui perçoivent le processus de numérisation comme un risque s’interrogent : quelle garantie avons-nous qu’un texte, une fois séparé de la forme matérielle que lui offrait le livre imprimé, conservera les caractéristiques qui font de lui un livre ? Qui nous dit qu’il continuera d’être correctement associé à son auteur ? Qu’il conservera son intégrité ? Qu’il sera perçu comme un discours singulier  ? Qu’il ne sera pas noyé ou dilué dans les innombrables flux textuels qui parcourent le web ?
Ces questions ne sont pas dictées par le refus du progrès ou par un attachement irraisonné au passé. Elles ne sont pas causées par le mépris de la technologie ou par un désir de résistance au changement.  Elles expriment au contraire une inquiétude légitime, liée à la fragilité du texte numérique, à la conscience de la difficulté et de la complexité de la transition aujourd’hui en cours. Elles expriment aussi un attachement au livre dans sa matérialité qui n’a rien de fétichiste, mais accorde une importance aux modalités d’inscription d’un texte, à sa présentation, à son incarnation dans un objet reproductible qui le protège et le propulse, et à l’inscription de cet objet dans un milieu humain qui se charge de sa circulation.

– l’autre dimension d’une séparation relève de la libération, de l’affranchissement, c’est elle qui permet de considérer l’arrivée du livre numérique comme une opportunité. Elle n’est pas en contradiction avec l’expression de questions inquiètes. Numérisé, le texte est fragile, c’est vrai, il n’est plus protégé par une forme matérielle qui l’enclot, lui assigne une existence d’objet, le dote d’une existence physique qui facilite son identification et  sa liaison avec d’autres objets. Fragile, le texte numérique est aussi disponible pour de nouvelles aventures. Il entre dans un nouveau régime. Numérique, le texte goûte les joies de l’ubiquité, se rit des distances et des frontières, tend à rapprocher lecture et écriture. Numérique, le texte  se rapproche du code, il devient lisible par des automates. Il rejoint l’océan des données qu’il est possible de rechercher, rassembler, traiter, interpréter, comparer, partager.

Réussir la transition vers le numérique, ce serait réussir cette séparation que la numérisation engendre sans chercher à nier ou moquer l’inquiétude que certains éprouvent, tout en faisant toute la place nécessaire à l’innovation. Ce serait apporter des réponses aux questions inquiètes tout en imaginant des formes et des  usages liées aux possibilités offertes par le nouveau régime que le numérique offre aux textes, auxquels peuvent s’articuler images fixes ou animées, sons, interactivité.

Peut-être est-ce aussi, pour les éditeurs qui disposent d’un catalogue comportant différents types de livres, apprendre à effectuer parmi les titres, un tri entre ceux dont le destin numérique n’affecte pas fondamentalement la nature,  et ceux qui, une fois disponibles sous forme numérique, apporteront plus de satisfaction et rendront un meilleur service aux lecteurs s’ils abandonnent leur statut de livre et deviennent des objets numériques d’un autre type, plus proche d’un service que d’un objet éditorial. Certains titres ont vocation, en version numérique, à demeurer tout simplement des livres, pour le plus grand intérêt et plaisir des lecteurs, et cela concerne également l’édition purement numérique, qui peut chercher à offrir en numérique une expérience de lecture comparable à l’expérience du livre imprimé, même s’il n’existe aucune version imprimée du livre, ou si celle-ci n’est produite que si un lecteur la demande. D’autres livres n’étaient des livres, du temps ou l’impression était la seule option,  que “faute de mieux”, et leur version numérique aura tout à gagner à abandonner les limitations du livre imprimé : pourquoi se priver d’ajouter du son dans une méthode de langues, un algorithme de calcul des quantités d’ingrédients selon le nombre de convives dans une application de recettes de cuisine, des outils de géolocalisation dans un guide de voyage, ou des simulations en trois dimensions dans un livre de mathématiques ?

L’édition numérique, ce pourrait être l’ensemble des efforts qui sont  faits pour répondre aux “questions inquiètes”. Parmi ces efforts, on peut évoquer notamment :
– l’adoption de formats de fichier susceptibles d’accueillir l’ensemble des spécificités des livres.
– la standardisation de l’expression des métadonnées, le choix de formats d’échanges communs à tous les acteurs.
– le respect des règles d’identification des titres, indispensables à la maîtrise de leur circulation
– la numérisation des catalogues, l’abondance de titres disponibles étant une condition sine qua non du développement des pratiques de lecture numérique.

Ces efforts visent à faire en sorte que les livres deviennent des objets numériques disponibles sur le web, des objets sociaux, politiques et poétiques présents sur le web, et  identifiés sur le web en tant que livres. Ils sont portés par une très grande diversités d’acteurs, éditeurs 100% numériques ou éditeurs traditionnels, mais aussi auteurs, développeurs, distributeurs, libraires, bibliothécaires,  partout dans le monde, dans des structures de toutes tailles, avançant à des rythmes et à des échelles qui leur sont propres.

Ceux qui sont fatigués d’entendre parler de numérique, peut-être peut-on leur rappeler que ce qui se joue, ce n’est pas une partie « contre le livre », « contre l’édition », ou « contre la librairie ». Bien au contraire, il est fondamental de construire l’édition numérique, et qu’elle soit construite par des gens qui aiment les livres, par de grands lecteurs, des éditeurs, des gens qui aiment fréquenter les bons auteurs, des gens qui se sont construits avec les livres et ne peuvent imaginer un monde qui en soit privé. Si ceux qui aiment les livres se détournent du devenir numérique des livres, d’autres s’en occuperont, et probablement pas d’une manière qui satisfera les premiers. Et, faut-il le rappeler, l’édition numérique ne peut se construire « contre le web », bien au contraire, c’est la pratique, la connaissance et l’intérêt pour le web de ceux qui mettent en place l’édition numérique qui en garantira la réussite, qui n’est absolument pas gagnée d’avance.

Ce projet semblera aux plus enthousiastes des technologies numériques bien minimal, qui consiste à « simplement » rendre disponibles des versions numériques de ce qui paraît aussi sous forme imprimée. Je reviendrai dans un prochain billet sur les complexités que ce projet recèle. Et cette étape minimale ne ferme pas la porte, bien entendu, à l’apparition de nouvelles expériences de lecture hybrides, ni au développement de  nouveaux objets éditoriaux. Il s’agit de garantir, dans l’espace du web, l’existence d’une offre de livres numériques qui conserve la caractéristique la plus extraordinaire des livres imprimés : leur capacité à ouvrir, dans nos esprits, des espaces imaginaires qu’un rien est susceptible de mettre en mouvement. Un rien : quelques signes noirs sur un écran blanc.

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À tête reposée

Medium, version alpha

Vous connaissez Branch ? Medium ? App.net ? Svbtle ? Vous êtiez en vacances, c’est ça ? Ne dites pas non, je les ai vues sur Instagram vos photos de Toscane, du Lubéron de la Bretagne, du bassin d’Arcachon, et toi, oui, toi, j’ai vu tes photos de Normandie sous la pluie. Y avait pas de Wifi. Oui. D’accord. Et la 3G alors ? Ah bon, vous avez débranché. Un été sans fil RSS à la patte. Bien : ces types de la Silicon Valley s’arrachent pendant que vous, vous gonflez  des canards en plastique. Et vous n’aurez pas fini d’étaler de l’après-soleil sur les épaules de votre petit dernier qu’ils auront changé le web, comme ça, sans prévenir, en plein mois d’août.

Prenez Evan Williams, l’inventeur de Blogger (racheté par Google en 2003). Il aurait pu faire un break après ça. Non – penses-tu ! – il rencontre Jack Dorsey, le gars qui a eu l’idée de Twitter, et c’est parti. Qu’est-ce qu’on fait, une fois qu’on a lancé Blogger et Twitter ? On réfléchit, on regarde le web tel qu’il est, et on se dit : c’est bien, maintenant, tout le monde peut partager ses idées avec tout le monde. Seulement voilà, c’est une sacré pagaille, un grand brouhaha. Il existe bien sûr de nombreux moyens pour retrouver son chemin, trouver dans les meules de foin les aiguilles qui vont piquer notre curiosité et notre imagination. Mais pourquoi ne pas essayer plutôt de résoudre le problème en amont ? Est-il possible de créer une plateforme de publication qui, par sa conception même, sa structure, les concepts sur lesquels s’appuie son architecture, favorisera la qualité et la pertinence des contenus ?

Cela donne Medium, qu’il est difficile de commenter maintenant, car la plateforme est en version alpha, on ne peut qu’en consulter de toutes petites parties. L’un des premiers textes publiés, c’est l’explication d’Ev Williams concernant le projet soutenu par sa compagnie Obvious Corp. :

« Il y a 13 ans nous avons contribué à la démocratisation de la publication avec une approche nativement web appelée « blogging ». C’était il y a longtemps et tout est différent aujourd’hui, la société, les réseaux, les terminaux mobiles, que sais-je encore ? Nous nous sommes sentis dans l’obligation de construire un réseau de contenus pour l’âge technologique dans lequel nous vivons aujourd’hui, et nous avons une vision de ce que la publication pourrait être.

Partager des idées sur Internet c’est bien, cela les rend disponibles pour plus de gens. Cependant, imprimer des mots sur un écran comme nous le faisons sur du papier ne tire pas avantage du fait que nous sommes tous connectés et que nous utilisons de puissant ordinateurs. Il y a tellement de place pour l’amélioration et l’innovation dans le domaine de la publication maintenant, parce qu’il fonctionne sur des concepts hérités, obsolètes. Tout, depuis la manière dont nous consommons les contenus jusque à la manière dont les contenus sont créés doit être ré-imaginé. L’intention est évidente de construire des systèmes qui aident les gens à travailler ensemble pour faire du monde un endroit meilleur. Tous les systèmes ne sont pas sur le web, quelques-uns de nos projets ne sont pas des sociétés Internet. Quoi qu’il en soit, construire ce que nous voyons comme l’avenir de la publication dans un monde où des milliards de gens sont en réseau nous place d’emblée dans l’idée d’un travail de dissémination.

Faire passer une grande idée de la tête de quelques-uns à celle de millions d’autres personnes de manière qu’elle soit comprise et qu’on puisse fonder une action dessus est pour nous clairement une route vers un monde meilleur.

Une grande part de la vision que nous avons pour Medium est simplement cela : une vision. Nous ouvrons le peu que nous avons construit parce que nous croyons que nous pouvons apprendre en observant les usages. Notre but, comme toujours, est de bâtir un système qui place les utilisateurs en premier.

Nos idées vont bien plus loin que ce que montre notre produit pour le moment. Medium n’est qu’une esquisse de ce que cela pourra être. Néanmoins, nous espérons que vous accorderez quelque valeur à ce produit et nous attendons vos retours. »

Cela ne décrit pas réellement la plateforme, dont la principale différence avec une plateforme de blog telle que celles que nous connaissons est un classement thématique des entrées, et non anté-chronologique. Le sujet, le thème semblent également l’emporter sur la mise en avant de l’auteur dans la présentation des contenus. Certains y voient une sorte de Pinterest qui étendrait aux textes le concept de « board » utilisé dans Pinterest pour créer des assemblages de photos.

Les grandes déclarations sur la manière de changer le monde de M. Williams me laissent assez indifférente, ce qui me semble intéressant c’est d’observer que semblent se réinventer à très grande vitesse,  transposées sur le web, quelques-unes des fonctions essentielles qui se sont développées lentement dans l’histoire de l’édition.

Il faudrait être  meilleur connaisseur de cette histoire que je ne le suis pour établir des correspondances terme à terme, entre ce que « font » les plateformes successivement créées, ce qu’elles automatisent, ce qu’elles autorisent, ce qu’elles provoquent, ce qu’elles simplifient ou compliquent, et toutes les tâches traditionnellement dévolues à différents intermédiaires dans le monde analogique.

Sélection, édition, thématisation, mise en forme, critique, commentaire, mise en circulation, classification, conservation, j’en oublie beaucoup.

Il est passionnant d’observer comment ces fonctions qui structurent le monde de l’édition, autour d’objets, (qui fonctionnent comme des  stocks) se transforment dans le monde du web, autour de plateformes, (qui organisent des flux).

Branch : invitation à la conversation

La plateforme Medium toute seule n’aurait peut-être pas attiré mon attention, mais on a vu aussi (enfin vous, non, vous mangiez des crêpes à St Nic, des croissants chez Frédélian, des chouchous sur la plage de Mimizan), on a vu apparaître Branch, un service de conversation qui fonctionne sur invitation : vous lancez un sujet, vous invitez qui vous voulez sur Twitter, et les personnes invitées peuvent inviter qui elles veulent elles aussi. Chacun peut aussi décider de créer une nouvelle « branche » de discussion à n’importe quel moment.

J’en entends grommeler :   » les forum sur le web, c’est pas très nouveau… » et d’autres qui ajoutent : « il y a même un protocole pour cela, distinct du web, Usenet ».

En réalité, je crois qu’il faut être attentif à Branch parce que ce service apporte ce que de nombreux sites web 2.0 ont apporté, un design impeccable et une grande facilité d’usage, tout en rompant, comme l’explique McNamara ici, avec certains des principes qui sous-tendent de nombreuses plateformes de réseaux sociaux :

– l’idée de « suivre » des utilisateurs (de manière symétrique – Facebook, ou asymétrique – Twitter, Instagram.

– l’ouverture totale aux contenus publiés par qui vous suivez (vous ne pouvez choisir le type de contenus que vous recevez de quelqu’un que vous suivez, vous ne pouvez pas préciser dans Facebook « je veux lire les statuts de cette personne mais ses photos de chat ne m’intéressent pas du tout »)

– la validité permanente de cette relation follower / followed, ou bien « friended », qui fait que vous ne pouvez la rompre que par une action volontaire, et qu’il n’est pas besoin d’entretenir cette relation (au moyen de « likes », d’étoiles, de j’aime, de +) pour qu’elle perdure.

Sur le site Branch, la relation instaurée entre les utilisateurs qui participent à une discussion dure le temps de cette discussion. Il ne s’agit pas d’une conversation privée, mais d’une sorte de « table ronde » virtuelle. Elle diffère de Quora parce que n’importe qui peut s’inscrire dans Quora et répondre à une question, même si l’appréciation par les autres de la qualité de votre réponse lui donnera plus de visibilité qu’aux réponses jugées moins pertinentes. Dans Branch ne peuvent s’exprimer  que ceux qui sont invités à le faire.

A peu près en même temps que Medium et Branch, (deux projet soutenus par Obvious Corp., le fonds d’investissement d’Ev Williams) apparaissent svbtl et app.net.  Ce billet s’allonge démesurément, aussi je reviendrai dans un billet ultérieur sur ces deux autres projets, en attendant vous pouvez lire ceci et ceci (en anglais).

Entre flux et stock, nos va-et-vient.

Nos pratiques mixtes, entre web et livre (numérique ou imprimé, c’est finalement de peu d’importance de ce point de vue), entre lectures connectées et déconnectées,  appellent des manipulations qui sont des va-et-vient permanents entre « flux » et « stock ». Penser à la petite merveille que représente le service IFTTT qui permet d’automatiser certaines de ces circulations (par exemple, stocker dans un carnet dédié sur Evernote les twitts que l’on marque comme favoris, afin de retrouver ultérieurement le lien qu’ils contiennent).

Les applications comme Instapaper, Pocket, Readability se chargent de stocker pour nous ce que nous voyons passer afin que nous puissions le lire plus tard à tête reposée.  Elles sont un peu différentes des Flipboard, Zite, Pulse, qui prennent nos flux RSS et les mettent en forme d’une manière qui rend leur lecture plus agréable, ou nous proposent des sélections thématiques. Les premières sont disponibles en effet durant nos pérégrinations sur le web, et permettent d’ajouter à un dispositif de lecture des articles que nous avons trouvé via des liens ou des surfs qui nous ont emmenés ailleurs, et pas seulement sur nos « sites préférés ».

La notion d’économie de l’attention prend tout son sens, car la profusion d’informations et de moyens d’y accéder ne va pas avec une augmentation de notre temps disponible pour nous adonner à cette fameuse « lecture à tête reposée ». Ce n’est d’ailleurs pas toujours le temps qui nous manque, mais la tranquilité d’esprit, la disponibilité, l’apaisement nécessaires à une forme de lecture en passe de devenir un véritable luxe.

Cette notion  prend tout son sens également lorsque l’on se penche sur les modèles économiques sur lesquels reposent les services créées par ces sympathiques start-ups : c’est bien entendu l’attention (à l’exception de app.net, mais j’y reviendrai)  que nous leur consacrons qui en constitue la valeur principale, car cette attention sera certainement monnayée.

Mais vous, là, de retour de vacances, vous êtes prêts, bien sûr, pour de nombreuses lectures à tête reposée…  Il y a de quoi faire en ce moment, on dirait.

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s’éditer soi-même, financé par la foule ?

Autour de l’achat d’Author Solutions Inc., une plateforme d’auto-édition, par un éditeur traditionnel, Penguin, dont Hubert Guillaud nous offre une intéressante mise en contexte, les supputations vont bon train. Quel intérêt pour Penguin de dépenser ainsi 120 millions de dollars ?

Philips Jones émet quelques hypothèses sur futurebook :

Molly Barton, directrice du numérique chez Penguin USA indiquait à IfBookThen que la prochaine étape pour Book Country, la communauté d’auteurs en ligne co-fondée par Penguins, serait d’introduire des services que les auteurs pourraient acheter, par exemple des services éditoriaux ou de design. Il était également question de donner au site une dimension internationale, incluant un lancement au Royaume-Uni.

Makinson, le patron de Penguin déclare quant à lui dans le communiqué de presse :

« Cette acquisition va permettre à Penguin de participer pleinement à ce qui est peut-être le secteur à la croissance la plus rapide dans le domaine de l’édition et de gagner en compétence en ce qui concerne l’acqusition de clients et l’analyse de données, ce qui est vital pour notre avenir. »

D’autres critiquent ce choix, mettant en avant le fait que ce n’est pas de cette plateforme que sont issus les succès de l’auto-édition, et que les revenus d’Authors Solutions House sont liés à la vente de services aux auteurs plus qu’à la vente des livres de ces auteurs. La qualité de ces services est également sévèrement critiquée.

L’auto-édition a changé de statut depuis la généralisation de l’usage du web, depuis que la barrière technique à la publication s’est tellement abaissée que Clay Shirky a pu déclarer que le « publishing », aujourd’hui, ce n’était plus un métier, c’était un bouton. A rapprocher lecture/écriture, ce que fait le web, on questionne la fonction de l’éditeur (à la fois « editor » et « publisher »). L’idée de vanité qui reste attachée à l’édition à compte d’auteur à l’ancienne, s’estompe au profit d’un « si je veux , quand je veux » : grâce au web, je peux publier sans demander la permission, je n’ai pas besoin d’être « autorisé » pour devenir auteur.

Le service rendu (aux lecteurs) par l’activité de « curation » de l’éditeur, qui trie et sélectionne, afin de ne publier que ce qui lui semble mériter de l’être, peut effectivement être pris en charge par les lecteurs eux-mêmes, qui vont faire émerger de la masse des publications celles qui retiennent l’attention du plus grand nombre.

Le service rendu (aux auteurs) par l’activité de « marketing » de l’éditeur peut être effectué par l’auteur lui-même, pour peu que celui-ci ait acquis un minimum de dextérité avec les réseaux sociaux, et soit en mesure d’acquérir suffisamment de visibilité en ligne.

Effectivement, toutes les fonctions réunies au sein d’une maison d’édition peuvent aujourd’hui être éclatées et traitées différemment, selon une grande variété de configurations, soit par des logiciels, soit par des indépendants, soit par des sociétés dont le modèle s’inscrit dans des écosystèmes qui n’ont plus rien à voir avec celui du livre imprimé.

Mais il est fort possible qu’après avoir dénigré un écosystème jugé obsolète, on en vienne à en recréer progressivement un qui lui ressemble d’assez près, parce que les fonctions que cet écosystème abrite ont leur nécessité. Du côté des lecteurs : personne n’a envie de lire de mauvais textes, personne n’a envie de trouver des fautes dans les textes, personne n’a envie de lire des textes mal mis en page. Du côté des auteurs, le fait d’introduire un tiers, l’éditeur, dans la relation auteur-lecteur permet une mise à distance, un recul, un travail sur le texte que la relation directe ne permet pas nécessairement. De nombreux auteurs apprécient le travail avec leur éditeur, ce moment où l’éditeur leur demande de revenir vers leur texte, afin de transformer leur manuscrit en livre, tâche qui demeure largement ignorée par ceux qui ne voient dans l’éditeur qu’un intermédiaire « de trop », que le web rend superflu.

Enfin, il est quelque chose qui est rarement mentionné. Lorsque Konrath, cet auteur auto-publié à succès, vend des dizaines de milliers de livres, la plus grande partie des revenus lui revient, l’autre revenant à Amazon, et rien de cet argent ne va financer un jeune auteur… Lorsqu’un auteur publié par un éditeur connait un succès important, les revenus qui vont à l’éditeur permettent à celui-ci de financer d’autres auteurs, nouveaux ou de moindre succès. Le succès des uns finance ce qui correspond à la « recherche et développement » des maisons d’édition : la recherche de nouveaux talents. Ce financement n’entre aucunement en ligne de compte dans le monde de l’auto-édition (d’où le besoin de recourir, pour des projets qui nécessitent une mise de fonds initiale, à des sites de crowdfunding comme kickstarter.)

L’auteur auto-publié n’a à s’occuper que de lui-même. Il écrit, s’auto-publie, s’auto-promeut, s’auto-félicite en cas de succès, s’auto-afflige en cas d’échec.

L’éditeur publie plusieurs auteurs, et chaque auteur est pris alors dans un processus qui dépasse sa personne, qui n’est plus un processus individuel. Edité, l’auteur entre dans une collectivité, dans quelque chose de « plus grand que lui-même », qui varie beaucoup d’une maison d’édition à l’autre, il participe à une aventure qui dépasse la simple aventure de la publication, il lie son livre à d’autre livres, son succès éventuel à d’autres succès.

Bien sûr, cette aventure n’est pas toujours idyllique, et il arrive qu’un auteur soit mécontent de ce qu’il advient de lui une fois signé son contrat d’édition, soit frustré de ce que l’éditeur a réussi à obtenir comme degré d’attention pour son livre. Et l’éditeur est souvent soumis, de son côté, à des contraintes qui ne lui permettent pas de faire exactement ce qu’il voudrait, de prendre les risques qu’il aimerait prendre, d’accompagner aussi longtemps qu’il le souhaiterait des auteurs qui ne rencontrent pas assez rapidement un public suffisant.

Et il y a aussi les très nombreux manuscrits qui ne trouvent jamais d’éditeur, parmi lesquels certainement quelques uns auraient trouvé un public, même si beaucoup ne présentent d’intérêt qu’aux yeux de leur auteur.

Moi qui aime passionnément le web, je déteste l’idée d’une présence web des auteurs qui serait celle des refusés de l’édition, je déteste l’idée d’un web écrit par ceux qui ne pourraient trouver l’adoubement d’un éditeur. Et c’est une vision que récusent tous ceux qui font le web, plutôt celle de ceux qui en parlent sans l’approcher. La nature du web, fluide, se prête merveilleusement à des formes d’écriture qui se soucient peu de la page imprimée, qui sont souvent des formes d’échange (les blogs comme autant de conversations démarrées, parfois aussitôt éteintes, parfois vives et animées).

Des plateformes de blogs généralistes à celles qui se spécialisent dans l’écriture et se présentent comme des pépinières d’auteurs, les espaces d’écriture en ligne se multiplient et c’est tant mieux.

Mais je me réjouis aussi, avec Roger Chartier qui l’explique si clairement à celui qui le reçoit dans son émission, que l’édition électronique se constitue, apportant au web les livres, dépouillés de leur support de papier, de reliure, de colle et d’encre, mais recréant dans l’univers numérique ce qui fait d’un livre un livre : un objet fini, dont l’auteur est identifié, dont la forme est travaillée afin d’offrir une expérience de lecture satisfaisante, relié à d’autres livres qui lui ressemblent, un livre partie d’une collection, un livre qui possède un signalement, une identité, auquel on associe des données bibliographiques, qui peut faire référence, que l’on peut espérer retrouver, tel quel, dans un an, dix ans ou cent ans. Un objet dont la forme peut changer au fil des éditions ou rééditions mais dont le texte reste identique. Un objet qui peut s’ouvrir aux annotations, entrer dans des dispositifs de lecture collective, tout en conservant son intégrité. Un objet qui implique une lecture particulière, immersive, méditative, réflexive, telle que nous la décrit Alain Giffard.

Ne pas renoncer à une écriture pour une autre, ni à une lecture pour une autre, mais s’autoriser à passer aisément et consciemment des unes aux autres, et transmettre cette capacité aux générations qui viennent, n’est-ce pas ce luxe que nous devons exiger ?

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Niq Mhlongo, un auteur de la Kwaito Generation

Township de Langa, près du Cap.

Contrairement à  Ngugi Wa Thiong’o, (voir post précédent) Niq  Mhlongo écrit en anglais, et assume parfaitement ce choix qu’il a explicité dans son intervention lors du congrès de l’UIE :

« …  je n’ai jamais ressenti de terrible trahison ou de sentiment de culpabilité lorsque j’écrivais en anglais. Mais je sentais qu’il était important que j’utilise cette langue d’emprunt pour négocier et naviguer parmi la multiplicité de toutes les autres langues africaines, dans notre pays et ailleurs. Dans un pays multilingue comme l’Afrique du Sud, où nous avons onze langues officielles, je pense que la langue anglaise a été en mesure d’exprimer le poids de mon expérience de Soweto et de Johannesbourg à travers mon écriture et de la partager avec le reste du monde. »

Né dans les années 70, Niq se définit lui-même comme un auteur de la Kwaito Generation, en référence à un mouvement musical et à la sub-culture qui l’accompagnent. Encore tout jeune adulte au moment de la  fin de l’apartheid, il est, comme de nombreux sud-africains de sa génération, résolument tourné vers l’avenir et peu enclin à s’attarder sur le passé. La langue anglaise, c’est l’opportunité pour lui de communiquer notamment avec les européens. Son objectif, faire connaitre la réalité mouvante de son pays, faire découvrir sa complexité, sa richesse, en donner une vision contemporaine, montrant les relations entre les gens, et particulièrement entre les jeunes.

Niq raconte comment l’anglais lui a permis notamment, lors d’un déplacement en Espagne à Cartagena, d’échanger avec des lycéens.

« J’ai passé plus d’une heure avec des élèves de lycée, essayant d’expliquer ce que qu’était un township, le kwaito, le tsotsitaal, un robot, un shebeen. Après cette séance, quelques uns sont venus me demander des références de musique kwaito et d’autres livres Sud Africains. J’ai alors réalisé alors que j’avais à la fois partagé ma sous-culture et mon expérience. Ainsi, pour moi, être publié en anglais dans une société multilingue signifie que vous pouvez devenir involontairement un ambassadeur culturel de votre pays dans le monde extérieur.

Selon le recensement de 2001, les langues parlées en Afrique du Sud se répartissent ainsi :

Zulu: 10,67 million, ou 23,8% de la population;
Xhosa: 7,90 million, ou 17,6% ;
Afrikaans: 5,98 million, ou 13,3% ;
Northern Sotho: 4,20 million, ou 9,4% ;
Tswana: 3,67 million, ou 8,2 % ;
English: 3,67 million, ou 8,2% ;
Sotho: 3,55 million, ou 7,9 % ;
Tsonga: 1,99 million, ou 4,4% ;
Swati: 1,19 million, ou 2,7% ;
Venda: 1,02 million, ou 2,3% ;
Ndebele 712 000, ou 1,6%.

Les livres de Niq Mhlongo :

– Dog eat dog
– After tears

Un aussi court voyage ne permet que d’effleurer à peine la réalité d’un pays, dont l’image s’est formée dans mon esprit via quelques lectures de livres et de journaux. La rencontre avec ce jeune auteur me donne envie de creuser, à travers d’autres lectures, cette idée de l’Afrique du Sud, qui s’était figée, finalement, à peine ébauchée,  depuis la fin de l’apartheid, il y a presque vingt ans.

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Le Cap : congrès de l’UIE

J’ai la chance de participer au congrès de l’UIE, l’Union Internationale des Editeurs. Ce congrès a lieu tous les deux ans, et se tient à chaque fois dans une ville différente. Cette année, et pour la première fois, il se tient en Afrique, au Cap, et il réunit des éditeurs du monde entier. 
Pour l’instant, je n’ai presque rien vu de la ville, car il n’y a qu’une rue à traverser pour rejoindre le centre de conférences depuis l’hôtel. En attendant, avec quelque impatience, de pouvoir partir un peu à la découverte de la ville, je fais d’autres découvertes, en suivant les débats de la conférence, et en profitant de chacune des pauses pour échanger avec des délégués et des participants de différents pays.

Je suis arrivée dans ce pays avec une bien piètre connaissance de son histoire, de sa littérature, et même de son actualité. J’ai, comme tous ceux de ma génération, le souvenir de l’écho des luttes de l’ANC, et de l’abolition de l’apartheid, de la figure exceptionnelle de Nelson Mandela. Et j’ai également le souvenir de la lecture, vers mes dix-huit ans, de la saga  de Doris Lessing, les enfants de la violence, dont on me dit ici qu’il s’agit maintenant d’un classique étudié dans les universités. D’autres images sud-africaines me viennent de la lecture des romans policiers de Deon Meyer, auteur sud-africain de langue afrikaans, ainsi que de celle des auteurs plus classiques que sont André Brink et Nadine Gordimer.  

C’est la question de la langue qui a été pour moi le fil conducteur de la première journée des débats, avec en particulier la conférence introductive donnée par Ngugi Wa Thiong’o, un écrivain kenyan de langue kikuyu et anglaise, un vibrant plaidoyer pour les langues africaines. Pour cet auteur, aujourd’hui professeur à l’Université de Californie,  qui a cessé d’écrire en anglais et utilise aujourd’hui le kikuyu, le fait de devenir progressivement étranger à sa langue maternelle relève d’un processus de colonisation de l’esprit.  Si la proportion de lecteurs est si faible en Afrique du Sud – environ 1% de la population lit régulièrement des livres – cela est dû à de nombreux facteurs, mais selon Thiong’o, la principale barrière est celle de la langue. Les 99% qui ne lisent pas le feraient plus volontiers si les livres disponibles dans les librairies étaient écrits dans leur langue, et non, comme c’est le cas aujourd’hui, en anglais ou en afrikaans. Un autre conférencier, le professeur Keorapetse, raconte sur ce thème de l’usage de l’anglais contre celui de la langue maternelle un souvenir d’enfance. Dans sa famille, on interdisait aux enfants de parler anglais dans la maison. Et lorsque l’un d’entre eux s’exprimait en anglais, sa mère jetait des regards alentour en prenant un air inquiet et s’exclamait « Tiens tiens, on dirait qu’il y ici un petit monsieur anglais, c’est bizarre, je ne l’ai jamais invité… ».  Dans de nombreux pays d’afrique sub-saharienne la question de l’âge auquel l’anglais est enseigné aux enfants fait régulièrement débat, l’anglais étant la langue qui permet de s’insérer socialement, la langue de l’employabilité, certains parents font pression pour qu’elle soit enseignée au plus tôt. 

Je n’ai fait qu’effleurer le thème de la première conférence de la première journée, mais je vais devoir m’interrompre, il faudrait veiller tard ou me réveiller encore bien plus tôt pour réussir à bloguer ce congrès… Mais si je termine ce post, je manquerai la conférence de ce matin.

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en passant

Je ne sais plus comment m’y prendre pour redonner vie à ce blog.  Je ne l’oublie pas, non, simplement je le délaisse, et  il me manque, tout comme les conversations avec ses lecteurs. Alors je décide de le reprendre avec simplicité, comme « en passant », pour retrouver cette dose de désinvolture dont j’ai besoin pour bloguer.

Ce ne sont pas les sujets qui manquent. Ni le temps, parce que du temps on réussit toujours à en trouver pour les choses qui nous importent. La conversation, simplement, est retombée, dans mon petit salon virtuel, et il convient de la relancer doucement, en parlant de choses et d’autres, de manière agréable, pour vous donner envie de revenir boire une tasse de thé, et manger quelques gâteaux.

Alors je vous emmène à Séville,  aux rencontres franco-espagnoles autour du livre numérique organisées par l’Institut Français, et réunissant des professionnels français et espagnols du secteur de l’édition et du web,  des enseignants et des chercheurs, et des représentants du ministère de la culture de chacun des deux pays.

Comme ici, les discussions sur « ce qu’est un livre » vont bon train, et on fait grand cas des promesses du livre numérique – livre augmenté, livre qui tire parti du code, livre multimédia, livre partagé ( à propos j’ai raté Bob Stein au labo de l’édition, c’était bien ?) alors même que la première de ses promesses, rendre accessibles les livres à la fois  sous forme imprimée et sous forme numérique, pour que les lecteurs lisent de la manière qui leur convient, est encore en phase de mise en œuvre pour l’ensemble des acteurs.

Le bref exposé que j’ai fait en introduction de la table ronde à laquelle j’ai participé portait sur les métadonnées et l’interopérabilité, (j’ai le chic pour choisir des sujets sexy en diable, je sais), mais je trouve que ces deux aspects du livre numérique, lorsqu’ils  sont correctement compris, permettent d’entrer de plain pied  dans sa réalité, et dans ce qui distingue en profondeur cette réalité de celle du livre imprimé.

Il y a une grande difficulté  à  mener une transition. Cela nécessite de savoir regarder loin devant, pour comprendre ce qui advient, et qui est étranger à ce que l’on a pratiqué depuis parfois des années. Cela implique aussi de regarder en arrière, afin de ne pas priver ceux qui viendront après nous de ce dont nous avons bénéficié. Et, regardant à la fois loin devant tout en jetant un coup d’œil en arrière, il faut aussi aller vite, très vite, parce que ceux qui regardent seulement devant sans regarder jamais derrière vont très vite. Pas trop vite, non plus, si on ne veut pas aller seul, et si on veut aller loin, comme le dit souvent Clément Laberge,  qui poursuit à Québec une action dans l’édition qui respecte cette idée.

A propos de ceux qui vont vite, sans regarder en arrière, quelques nouvelles relevées cette semaine :

– Amazon va vendre de l’espace publicitaire sur l’écran d’accueil de sa tablette Fire.
– Amazon va permettre aux auteurs américains auto-édités de vendre des livres en POD en Europe.
– Les ventes  à l’étranger de livres numériques publiés par des des éditeurs américains ont augmenté de 333% (et représentent 6% des ventes à l’export de livres américains).

Pour tous les livres et les auteurs qui jamais n’auront les honneurs payants de l’écran d’accueil de la Fire, il est indispensable de continuer de travailler à des solutions alternatives, à des solutions locales, les plus nombreuses, les plus variées, les plus diverses, sans se laisser décourager. Parce que nous savons lire.

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La liseuse a fait son chemin

Je sais bien que certains détestent ce mot. Ils préfèrent reader, qu’ils prononcent rideur. Il paraît que c’est plus beau, rideur. C’est vrai que dans rideur, il y a ride, la ride du front des lecteurs sérieux bien concentrés sur leur liseuse rideur. Rideur, c’est masculin, c’est américain, ça fait penser à easy-rider, aux harley davidson, à la conquête des nouveaux espaces du numérique. Liseuse c’est féminin, c’est français, on dirait que ça n’a rien compris au numérique, comme les zéditeurs-et-les-majors-de-la-musique-trop-bêtes.

Cependant… la preuve qu’un mot est bien trouvé, c’est le fait qu’il soit adopté par le plus grand nombre, et non par les spécialistes,  les blogueurs, les influenceurs, ceux dont le Klout dépasse 40… Non, la seule véritable preuve c’est que le mot soit utilisé  par votre petite cousine, votre dentiste, la dame assise en face de vous dans le métro qui parle à sa copine.

En 2007 /2008 , on trouve le terme liseuse utilisé, rarement,  dans quelques blogs (je le propose pour  la première fois le 5 avril 2007 dans un commentaire que j’écris  ici, en conversation avec Alain Pierrot, Bruno Rives, Hervé Bienvault, Lorenzo Soccavo, Benoît Peeters et quelques autres) avant que je ne le reprenne et le défende sur ce blog. Je viens de retrouver le billet dans lequel Bruno Rives  invitait les visiteurs de son blog à proposer des noms pour l’objet, et je souris en lisant la fin :

« Si vous ne souhaitez pas signer, nous respecterons votre choix, mais si votre ou vos termes deviennent des références, vous n’aurez pas l’honneur suprême d’en être reconnu l’auteur, peut-être pour des siècles! A vous de voir. »

Puis le mot commence à faire son apparition de temps en temps dans un article de presse : c’est encore suffisamment exceptionnel pour que chaque fois quelqu’un me le signale (t’as vu,  ils ont utilisé « liseuse » dans cet article des Echos, ou du Monde…). Ensuite cela devient systématique, et plus personne n’y fait attention. Des gens  emploient le terme devant moi avec le plus grand naturel. Je découvre cette année le mot sur les abribus au moment du salon du livre, sur les publicités d’Amazon.

Lorsque la Fnac avait sorti le Fnacbook (paix à son âme), la communication se faisait en employant le (beau et très masculin mot)  « reader ». Après l’accord avec Kobo, il est  aujourd’hui tout naturellement question de la « liseuse Kobo ».

Alors voilà que  liseuse, le petit mot français, féminin, a fait son chemin. Certains le détestent parce qu’ils lui trouvent une consonnance désuète et un peu ancienne, oubliant que c’est l’objet désigné par ce mot qui saura au fil du temps modifier ce caractère que les autres objets qu’il désigne lui confèrent.  Parfois un signifiant change de signifié, ou bien accueille un signifié supplémentaire, c’est assez banal, ça arrive tout le temps. (Pensez à la marque « Apple », par exemple. C’est un peu différent, parce que c’est de l’anglais, et que c’est un nom propre, mais voilà que le mot « pomme » désigne une des sociétés les plus puissantes du moment. Pourtant, pomme, ça ne sonnait pas particulièrement  nouvelles technologies… Simplement, dans un contexte en référence aux objets électroniques, en lisant le mot « Apple », on oublie totalement les fruits, la compote, la Normandie, les vergers, le cidre, le calvados, Adam et Ève, Guillaume Tell, Newton…)

Dernière nouvelle, qui surgit hier dans ma timeline :  liseuse est paru au journal officiel…

Heureusement que cela ne se produit que  maintenant que l’usage s’est déjà répandu… Parce que le fait pour un mot d’être homologué par la commission de terminologie et de néologie ne garantit pas toujours que ce mot passera dans le langage courant. La commission recommande notamment l’usage du sigle AFSI (Accès Sans Fil à l’Internet) à la place de WIFI (Wireless Fidelity), et de « frimousse » pour emoticon ou smiley.

Mais la  plus belle reconnaissance, pour un mot, n’est-elle pas de figurer dans le titre d’un livre ?

Grâce à Paul Fournel et aux éditions POL, c’est fait.  J’ai eu le plaisir d’échanger quelques mots avec Paul Fournel au Salon du Livre, lui racontant brièvement l’histoire du terme (et ses alternatives : livre numérique, qui entretenait la confusion terminal / fichier, bouquineur – tu te souviens, Constance ? –  et le très viril reader.) Il aime bien le mot liseuse. Moi, j’aime bien son livre. Il y est question de tablettes aussi bien que de liseuses, et assez indifféremment, mais cela n’a aucune importance.  Je suis si contente que le mot ait ainsi été comme  baptisé  par un membre de l’Oulipo

Oulipo, journal officiel… bon, les garçons, ( et les filles…) il va falloir vous accrocher, maintenant, pour bouter « liseuse » hors de nos champs lexicaux…

Je salue amicalement  Alain Pierrot, François Bon, Irène Delse, Hadrien Gardeur, Xavier Cazin,Hubert Guillaud, et tous ceux qui,  les premiers, ont utilisé ce terme. Tous contribuent de diverses manières à cette mutation incroyablement passionnante que nous vivons aujourd’hui, et dont les liseuses, ces terminaux modestes, légers, consommant peu d’énergie et dédiés à la seule lecture,  demeurent l’un des objets emblématiques.

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big data, publication agile : et TOC !

Lorsque l’on revient d’une conférence comme le TOC (ou comme Digital Book World), s’ensuit toujours un moment un peu confus, où plusieurs interventions se mélangent dans votre mémoire, où l’impression globale est un peu floue, où l’on se demande « mais finalement, que vais-je retenir de cette conférence ? » La réponse, cette année, n’est pas très romantique : data, data, data. (Prononcer  à l’américaine : « daita », en trainant un peu sur le « ai »). Malgré ma légère tendance à l’ « innumeracy », j’ai été impressionnée par la présentation de Roger Magoulas, Directeur des études marketing chez O’Reilly. L’éditeur dispose en effet d’un outil de présentation de ses données qui semble à la fois simple et efficace, et Magoulas explique fort bien pendant sa présentation, que l’efficacité de cet outil dépend en quelque sorte de sa simplicité. Et la simplicité n’est jamais le résultat d’une approche rustique, elle est au contraire le fruit d’un travail très approfondi, d’une réflexion menée à son terme. Ce qui est vrai pour le design (la légendaire simplicité du design des objets produits par la firme Apple étant l’exemple le plus souvent cité, mais il en est d’autres), est vrai aussi pour la visualisation de données. Simple is beautiful ! Et pour construire un tel outil, il importe de se poser quantité de questions : quelles sont les données dont je dispose ? Quelles sont les données dont j’ai besoin ? Sous quelles formes ces données doivent-elles être restituées pour que je puisse en tirer des conclusions ? Quelles sont les prises de décisions qui pourraient être facilitées par des données, lesquelles, et sous quelle forme ? Magoulas évoque la nécessité d’utiliser le « storytelling » pour rendre ces données parlantes, lisibles, frappantes, faciles à mémoriser. Il faut que les données racontent une histoire (mais il est indispensable aujourd’hui de raconter une histoire, semble-t-il, si on veut retenir l’attention des gens, comme si nous vivions tous une enfance prolongée, et que toute information devait être précédée d’un « il était une fois… » )

Comment se vend tel titre ? Comment se vendent les autres titres sur le même thème ? Sur quel canal, à quel moment se vend-il le mieux ? Le moins bien ?  Quelles répercussions sur les ventes a eu tel ou tel événement ? Ces questions ne sont pas nouvelles, ni la fonction analyse de données dans les entreprises. Ce qui est plus nouveau, c’est la quantité de données disponibles et la sophistication des outils toujours croissante, la possibilité de mise en circulation de ces données, l’immédiateté de leur disponibilité. Après avoir montré quelques exemples de mise en forme des données, Roger Magoulas donne des conseils à ceux qui voudraient adopter une démarche proche : la clé, indique-t-il, c’est l’intégration des compétences. Le fait qu’il n’y ait pas une équipe isolée qui s’occupe des données dans l’indifférence générale, mais que chacun ait une « culture des données », qui passe par un peu d’apprentissage  mathématique. Il dit aussi « sortez, allez voir dehors ! » ce qui signifie  : les données ne sont pas seulement dans vos systèmes, il est quantité de données que vous pouvez extraire du web, de Twitter, de Facebook, et traiter de plus en plus finement. Enfin, cette réflexion, déjà entendue certainement, mais qu’on ne répétera jamais assez : « If you don’t run something, what are you learning ? ». Oui : si vous ne bougez pas, si vous n’essayez pas, qu’allez-vous apprendre ?

Il est à noter que l’éditeur pour lequel travaille Roger Magoulas est un éditeur bien particulier, puisqu’il s’agit d’O’Reilly, qui édite principalement des livres destinés aux informaticiens. Cette maison d’édition est située au cœur de la Silicon Valley, dont Tim O’Reilly, son fondateur, est l’une des figures. C’est Tim O’Reilly qui a, dans un célèbre article, popularisé le concept de Web 2.0. C’est d’ailleurs ce qui donne à l’événement TOC sa tonalité particulière :  l’ancrage de ses organisateurs dans la culture web, sa proximité avec les idées qui ont cours parmi les entreprises du web, et la certitude d’y entendre exprimées des idées qui font bouger les lignes, et bousculent les habitudes des éditeurs. C’est d’autant plus important qu’aujourd’hui, les maisons d’édition, grandes et petites, sont amenées à travailler avec des entreprises issues de cette culture et maîtrisant parfaitement les savoir-faire dont nous parle Roger Magoulas,  les « acteurs globaux », comme on dit, Amazon, Google, Apple. Le framework utilisé par O’Reilly et cité dans la présentation,  Hadoop a été inspiré par les publications MapReduce, GoogleFS et BigTable de Google. Pour se familiariser avec cette thématique des big data, il existe d’excellents articles en français, celui d’Henri Verdier, ceux d’Hubert Guilllaud sur Internet Actu.

Une autre thématique qui a retenu l’attention en cette édition 2012, c’est celle de la publication agile (Agile Publishing). Là aussi, il s’agit d’importer dans le monde de l’édition un concept issu du monde informatique, celui de la méthode agile. Là aussi, l’un des intervenants de la session dédiée à ce thème travaille chez O’Reilly (Joe Wikert), et l’autre est la très dynamique  (et sympathique) Dominique Raccah, sans qui il semble aujourd’hui difficile de boucler la programmation d’une conférence sur l’édition numérique. La méthode agile, c’est une méthode de développement informatique itérative et incrémentale, basée sur un esprit collaboratif, intégrant le dialogue avec le client et l’acceptation du changement en cours de projet. Les principes du développement agile ont été publiés en 2001 dans un manifeste, le web adore les manifestes…

Il est intéressant de voir comment un concept résiste à la transplantation d’un univers à un autre, même si cela peut être aussi la porte ouverte à beaucoup d’à peu près. (Lire à ce sujet le livre ravageur de Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie: De l’abus des belles-lettres dans la pensée, Raisons d’Agir, 1999 ou simplement cette conférence,  critiquant la légèreté avec laquelle certains philosophes se sont pris d’affection pour des concepts scientifiques et ont voulu les importer dans le monde de la philosophie, sans se donner la peine de chercher à comprendre ces concepts avec le minimum de rigueur.)

L’idée de publication agile repose bien sur une analogie  : au cœur de la méthode agile se trouve un logiciel, une application. Ce qui fait l’objet de la publication agile, c’est un livre. Un logiciel répond à un cahier des charges (même si avec la méthode agile, on peut s’attendre à un cahier des charges moins volumineux), un logiciel doit permettre à ses utilisateurs d’accomplir un certain nombre de tâches bien définies. Il n’en est pas tout à fait de même pour un livre, même dans le cas des livres pratiques, qui répondent à des besoins spécifiques. Le plus pratique des livres de cuisine ne « fonctionne » pas, au sens où il n’est pas doté de la moindre « fonctionnalité » (l’objet livre est doté de fonctionnalités, toutes les mêmes, liées à sa forme,  mais pas l’œuvre). Il peut permettre à celui qui le lit d’agir, mais il ne déclenche pas directement des actions, comme doit le faire un logiciel. Une application dérivée d’un livre de cuisine peut, elle, disposer de fonctionnalités. Elle peut calculer par exemple les quantités d’ingrédients en fonction du nombre de convives, générer votre liste de courses, suggérer une recette en fonction de critères (difficulté, temps de préparation etc.).  Le livre est avant tout destiné à être lu, même si la lecture peut prendre bien des  formes, immersive ou non, continue ou non, rapide ou lente, méditative ou superficielle, silencieuse ou à voix haute, solitaire ou partagée.  L’art de la mise en page est tout entier orienté vers l’agrément de la lecture, il ne s’agit pas d’une démarche totalement assimilable à la recherche ergonomique qui préside à la conception d’une interface. Ainsi, la nécessité de tests itératifs avec des utilisateurs en ce qui concerne un livre doit-elle se justifier par d’autres raisons que celles qui coulent de source lorsqu’on teste un logiciel : on doit alors vérifier que l’utilisateur comprend ce qu’il doit faire, et que les manipulations de celui-ci permettent le fonctionnement du logiciel, et ne conduisent pas à des fonctionnements inattendus. Cela demeure vrai lorsque l’on parle de livres numériques. Des problèmes ergonomiques doivent bien être résolus, mais par les concepteurs de moteurs de lecture. Ceux qui produisent les fichiers se posent essentiellement des problèmes d’affichage, de rendu, s’inquiètent de la manière dont l’intention du compositeur sera respectée avec tel et tel moteur de lecture. Nulle nécessité de tester techniquement chaque livre numérique auprès des utilisateurs, sauf si on utilise déjà EPUB3, et que les livres intègrent des éléments d’interactivité non portés par le moteur de lecture grâce à la balise « canvas » et à javascript.

De la méthode agile, lorsqu’elle l’a transposée dans l’univers de l’édition, Dominique Raccah a principalement retenu le principe de proximité entre client et équipe de développement, le transposant bien sûr en une proximité auteur / lecteurs. L’auteur, dans ce mode de publication, demeure celui qui écrit le livre, il ne s’agit pas de co-écrire le livre avec les lecteurs, mais il soumet le livre en cours d’écriture à la communauté de lecteurs, qui peuvent réagir au fur et à mesure, indiquer des manques, demander des précisions, réagir, soumettre des idées. L’auteur peut ensuite intégrer ou non les remarques en retravaillant les chapitres déjà publiés. L’écriture du livre n’est pas confiée à la communauté des lecteurs, mais cette communauté est associée au processus.

De même, Joe Wikert a cité des exemples de livres qui ont fait chez O’Reilly l’objet d’une méthode de publication agile, comme « Books, a Futurist’s Manifesto » de Hugh Mc Guire et Brian O’Leary. Ce livre a été rédigé et révisé sur PressBooks, l’outil de production en ligne développé par son auteur Hugh Mc Guire, et publié dès qu’un contenu « juste suffisant » a été disponible, puis les chapitres se sont ajoutés, et des mises à jour ont été faites.  Aujourd’hui, il est disponible en téléchargement payant et gratuitement en streaming sur le site PressBooks.  Joe Wikert a également cité une offre déjà ancienne chez O’Reilly, destinée aux utilisateurs de la bibliothèque en ligne Safari, nommée Rough Cuts, qui consiste à donner accès à des livres encore en cours d’écriture. Effectivement, c’est un peu ancien, car j’ai consacré l’un des premiers articles de ce blog à Rough Cut…  En 2007, j’étais déjà assez enthousiaste à l’idée de nouvelles formes de publication, même si le terme de publication agile n’est pas présent dans mon billet.

Et vous, croyez-vous que ce mode de publication va se répandre ? Jugez-vous pertinent l’emploi du terme de Publication Agile ?

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Bookcamp à New Work City

Non, il n’y a pas de faute de frappe dans mon titre, c’est bien New Work City avec un W et pas un Y que j’ai voulu écrire, NewWork City c’est le nom du lieu où se déroulait le Bookcamp où je me suis rendue aujourd’hui. Ce lieu ressemble à La Cantine, qui a abrité plusieurs Bookcamps à Paris, un lieu de coworking, qui offre espaces de réunion, postes de travail et connections aux startup. J’ai découvert assez tard l’existence de ce Bookcamp, et même si ça pourrait faire assez chic d’essayer de vous faire croire que j’ai fait le déplacement tout exprès depuis Paris, je sais bien que ce serait difficile de vous convaincre. Non, j’y suis allée parce qu’il se trouve que j’étais déjà à New York en prévision de la conférence Tools of Change qui commence demain. Me voici donc embarquée dans une « non conférence« en prélude à la « conférence ».

Première observation, le principe de la non conférence est ici mieux respecté que nous ne le faisons lors de nos Bookcamps parisiens : il n’y a vraiment pas de programme préparé. Une personne anime le Bookcamp (ce que fait Hubert Guillaud lors des bookcamps parisiens) : elle rappelle les principes, invite les participants à réfléchir aux sujets qu’ils aimeraient voir aborder et à les noter sur un papier. Puis chacun de ceux qui ont noté quelque chose lit son papier à voix haute, des regroupements peuvent s’effectuer si des thèmes sont très proches, et le planning de l’après-midi se remplit ainsi très vite : 4 lieux, 4 sessions, cela fait 16 sujets…

La première session à laquelle je me joins est consacrée à la « lecture sociale » et animée par Iris Blasi. Elle utilise pour lancer la discussion les distinctions proposées par Bob Stein pour distinguer les différents types de sociabilité liées à la lecture :

Catégorie 1 – Discuter d’un livre en personne avec des amis ou des connaissances
(hors ligne, informel, synchrone, éphémère)

Catégorie 2 – Discuter d’un livre en ligne
(en ligne, informel, synchrone ou asynchrone, éphémère)

Catégorie 3 – Discuter d’un livre en classe ou dans un club de lecture
(hors ligne, formel, synchrone ou asynchrone, éphémère)

Catégorie 4 – S’engager dans une discussion DANS les marges d’un livre
(en ligne, formel, synchrone ou asynchrone, persistent)

Lors de la discussion qui suit cette taxinomie est rapidement perdue de vue, et les arguments s’échangent sur un mode un peu « pour ou contre » sans que soit toujours bien précisé de quoi on est en train de parler exactement. Mais cela n’enlève pas tout intérêt à l’échange, qui fait émerger des questions pertinentes, la plus importante à mes yeux étant probablement  » avec qui souhaite-t-on partager ses lectures au sens de la catégorie 4 de Bob Stein ? » . C’est une question qui renvoie à l’usage des réseaux sociaux, à cette notion d’ami-qui-n’en-est-pas-un introduite par Facebook, à cette sociabilité élargie à des inconnus que permet le web, inconnus qui ne restent pas vraiment des inconnus même si on ne les rencontre pas, parce que les échanges créent un lien et chacun montre de soi quelque chose dans ces échanges. On entend les arguments des sceptiques de la lecture sociale, ceux qui s’écrient « ah non, moi, quand je lis, c’est justement pour vous oublier, tous tant que vous êtes ! », ceux des obsédés de la vente (ben ça nous intéresse pas ce que les gens font une fois qu’ils ont acheté un livre, nous, ce qui nous intéresse c’est le prochain livre qu’ils achèteront), ceux qui rappellent que ce qui marche dans les réseaux sociaux c’est la simplicité (on peut partager quantité de choses en ligne sans rien avoir à rédiger du tout, avec des outils comme Foursquare ou Pinterest). La difficulté de citer et de partager les livres protégés par des DRM est également mentionnée, ainsi que la disparité des systèmes de partage d’annotation, eux aussi dépendants des plateformes de lecture. La dichotomie « parler d’un livre / se parler depuis l’intérieur d’un livre » est bien soulignée.

L’atelier suivant se veut une réflexion sur les caractéristiques respectives du livre numérique et du livre imprimé. Nick Ruffilo qui l’anime est venu avec un Scrabble, et pendant que la discussion se poursuit, la moitié des participants joue contre l’autre moitié, plusieurs personnes représentant les équipes se succédant pour chercher et placer des mots. Je n’ai pas très bien saisi le pourquoi de cette mise en scène, je l’avoue, une analogie demeurée indéchiffrée, mais c’était assez plaisant… Sur les pratiques de lecture, rien de très nouveau pour qui, comme toi, lecteur bien-aimé, s’intéresse de près à ces questions. Différents sondages auprès des participants (qui lit comment ?), qui montraient une fois encore que personne n’abandonne complètement un type de lecture pour un autre, que certaines qualités du livre imprimé demeurent inégalées (en particulier sa manière d’être un objet que l’on peut reconnaître à sa forme, sa taille, sa couleur, alors que tous les livres numériques prennent la forme du terminal que l’on utilise pour les lire, demeurant hors de portée de la curiosité d’autrui.)

Une chose me frappe qui rend très différent ce bookcamp des expériences françaises, c’est  la manière d’échanger des Américains. On sent qu’ici l’expression orale est enseignée à l’école. Les élèves, les étudiants, sont encouragés à prendre la parole et à s’exprimer, et cela se sent. En conséquence, les personnes qui ne possèdent pas naturellement une aisance à parler en public sont capables cependant de prendre la parole. Chez les personnes au tempérament le plus introverti, on peut discerner un côté « j’ai appris à m’exprimer », avec une gestuelle et une diction  dont on voit bien qu’elles sont le fruit d’un entrainement. Les autres semblent parfaitement à l’aise.  Mais le résultat, ce sont des débats où la parole circule très librement, où l’écoute de l’autre est la règle, et où beaucoup de gens différents prennent la parole.

Chez nous, la timidité est plus forte, ainsi qu’une sorte de « révérence » pour les personnes auxquelles on prête une autorité, et qu’on va difficilement contredire ou questionner. Autre chose :  la peur de passer pour un idiot est très forte, on préfère ne rien dire que de risquer de dire une chose incongrue. Le résultat c’est que les ateliers de nos Bookcamps  ressemblent parfois plus à des mini conférences, et que ceux qui y prennent la parole sont le plus souvent ceux qui sont habitués à le faire en public.

Parmi les participants au troisième atelier, Joshua Tallent, de chez Ebooks Architects , un expert en formatage de livres numériques, conseille à l’assistance de participer au wiki eprdcton.org, et de suivre sur twitter le hashtag #eprdctn.

L’une des questions débattues ici est très familière à tes oreilles, cher lecteur : est-il possible de produire un fichier  EPUB « single source », qui servira de base à toutes les conversions vers les formats propriétaires ou vers les EPUB-qui-ne-sont-plus-tout-à-fait-des-EPUB ? Pour Joshua la réponse est non, car ce format unique, qui fait tant rêver les éditeurs, obligerait à des compromis sacrifiant trop la qualité, en usant du plus petit dénominateur commun. Mieux vaut accepter de produire plusieurs formats qui divergent, chacun tirant au mieux parti de la manière dont sont développés les moteurs de lecture. Ce n’est pas l’avis de plusieurs éditeurs présents qui considèrent que lorsque les titres à publier se comptent en milliers, il n’est pas possible de faire ce patient travail artisanal sur chacun des titres, et qu’il faut trouver des solutions duplicables favorisant le maximum d’automatisation. Tout le monde s’accorde à dire qu’il ne faut pas s’attendre à plus de stabilité, mais que l’adaptation à de perpétuels changements dans le domaine du formatage est désormais la règle.

Le dernier débat auquel j’assiste a pour thème « crowdsourcing the perfect business model » et,  je vous le dis tout de suite, la « foule » n’a pas réussi malgré ses efforts à trouver ce business model idéal. L’équation est un peu compliquée, mais tous s’accordent à dire que l’on est encore loin d’avoir tout inventé. Une personne de chez Harlequin indique que des modèles basés sur l’accès, qui permettent aux lecteurs de charger 6 livres de leur choix chaque mois choisis parmi un catalogue thématique, commencent à sérieusement concurrencer les modèles de vente à l’unité. La conversation tourbillonne, il est question du nombre de titres produits par les éditeurs, quelqu’un évoque le problème des retours, certains disent qu’il ne faut pas produire plus de livres qu’on ne peut en soutenir activement d’un point de vue marketing.

Après les ateliers, ce qui va se passer ressemble énormément à ce qui clôt habituellement nos Bookcamps parisiens : on entend le bruit des bouchons qui sautent, le pas des bookcampeurs qui se rapprochent des bouteilles et des verres. Un petit détail aussi, pratique et simple à mettre en œuvre : sur la table, à l’entrée, un tas de feutres de toutes les couleurs et des paquets d’étiquettes auto-collantes. La plupart des gens y ont inscrit en arrivant leur  leur nom et leur pseudo twitter, certains ajoutent le nom de leur société. C’est pratique, plus simple que les trucs en plastiques avec épingles à nourrice qui piquent, et ça simplifie bien les échanges. Cela me permet de mettre des visages sur de très nombreux habitants de ma timeline : les participants sont nombreux, et bon nombre d’entre eux viennent de grands groupes d’édition (Random House, Macmillan, Penguin…). Je n’ai pas besoin de regarder son étiquette pour reconnaitre Cristina Mussinelli, une consultante qui travaille pour  l’AIE (l’équivalent du SNE en Italie), et qui siège aussi à l’IDPF. Elle et moi sommes ici les deux seules européennes. Mais, dans mon souvenir, il n’y avait, me semble-t-il,  pas un seul Américain cet automne au Bookcamp Paris…   (Bon, il n’y avait pas non plus de TOC juste après, c’est vrai.)

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